mercredi 1 février 2017

La bande dessinée dans le décor.

Hergé ne se prend pas le chou et nous dessine des décors tout simples, qui deviennent des décors tout épurés, qui deviennent des décors tout stylisés.


Hergé, les nouvelles aventures de Tintin et Milou : l'oreille cassée (la version de 1937),  Casterman.

IL Y A DEUX ÉCOLES POUR LES DÉCORS.

La première consiste à faire des décors détaillés, pour crédibiliser un univers en le rendant le plus précis, le plus riche, le plus dense, le plus réaliste possible. Le décor devient le support de la crédibilité du récit. Si le décor est vrai, alors ce qui s'y passe doit l'être forcément.

La deuxième consiste à ne disposer que très peu d'éléments de décor, saupoudrés avec parcimonie, qui servent en fait le lecteur à mieux comprendre le récit, renseigner sur le contexte, les actions, ou les personnages. Le décor n'est plus un décor, il est une aide narrative.


Dans cette scène, on n'a besoin que de connaître l'heure. Hergé dessine donc une horloge. Et c'est tout.
(Grand seigneur, il dessine quand même, aussi, deux trottoirs.)

LE DÉCOR POUR LES NULS.

Le truc rigolo, c'est que, parfois, ces décors épurés sont réalisés par des dessinateurs hésitant (soit qu'ils soient jeunes, soit qu'ils soient peu sûrs d'eux). (Bon, des fois, ils sont fait par des dessinateurs pas du tout hésitant et qui font exprès, hein, n'allez pas dire ce que je n'est pas dit.)

Prenez tonton Hergé, par exemple. 

ÇA FAISAIT LONGTEMPS QU'ON AVAIT PAS PARLÉ DE HERGÉ ! (GENRE, QUOI ? DEUX BONS MOIS !)

Hergé, à ses début, quand il dessine encore en noir et blanc pour le journal le petit vingtième (qui était un supplément hebdomadaire jeunesse du journal le vingtième siècle), est un newbie qui connaît que pouic à rien. (L'édition actuelle colorisée de Tintin chez les soviets, qui rend les dessins encore plus moches et dont on voit des  piles un peu partout en ce moment, est là pour nous le prouver : au départ, Hergé était très certainement de bonne volonté, mais, en dessin, c'était une grosse bille.)

Et que faire quand on ne sait pas encore bien dessiner ? Bin en fait le moins possible. Un personnage par case. Deux quand on est à bloc. Trois quand le livreur de coke est passé tôt ce matin, mais c'est un gros maximum. Et on va surtout pas s'emmerder avec des décors compliqués, qui viendraient un peu tout gâcher en se superposant avec des personnages qu'on a déjà eu tellement de mal à dessiner.


Trop de personnages à dessiner = zéro décor pour s'économiser. C'est déjà bien assez compliqué.

LIMITER LA CASSE.

Au début, on fait contre mauvaise fortune bon cœur, et on dessine des bouts de décors justes là pour dire que, quand même, Tintin est pas le dernier des clochards et ne vit pas forcément dans un squat sans aucun meuble.


Tintin a quand même le téléphone (il est moderne), un petit tableau (il est sensible), et un guéridon (il a des goûts de merde). 
Notez la nuit derrière Tintin, très pratique pour pas s'emmerder à dessiner une autre pièce. (La glande, c'est un métier.)

Puis, quand Hergé veut montrer qu'on est chez un riche, il rajoute des moulures, des cadres chiadés aux tableaux, 
et des petits vases importés du Pérou par une ONG de développement du tiers-monde.
Le décor renseigne à peu de frais sur la bourgeoisie vieille france belgique du propriétaire.


Alors que là, y a une cible de fléchette avec un couteau planté dedans, 
donc on est très clairement chez des bandits de la pire espèce, à la limite de l'islamo-gauchisme.

LIMITER LA CASSE AVEC STYLE.

On en vient à se dire que, tant qu'à faire, s'il y a juste trois bouts de décor dans le fond, autant que ça serve à quelque chose, à planter une ambiance par exemple, ou à donner des informations au lecteur, en tout cas pas juste à faire beau dans le fond.


S'économiser, c'est tout un art. Vous voulez faire comprendre qu'on se est en Amérique du sud ? Vous foutez deux palmiers et trois chapeaux dans le fond, et le tour et joué. (On sent le mec qui a bossé sa documentation, non ? Quoi des clichés ? Attendez, il aurait pu rajouter un gars qui dise « Aye, gringo, il est pas bon mon café ? » et il s'est abstenu. Moi, je dis : sobriété.)

Plus malin encore : pour simuler la jungle, mettre trois plantes exotiques bien en évidence en premier plan, et puis ensuite dessiner des arbres et des buissons sans trop se casser la tête, franchement, dites pas le contraire, si on prend la ligne inférieure, on dirait que Tintin se balade dans le parc de Moulinsart. 

Puis on s’aperçoit que les décors minimalistes, les objets placés de manière très design/norvégien/ikéa-style au pif dans le fond, les cases vides, blanches, avec juste un élément placé au milieu, ça génère un aspect esthétique pas dégueu, qu'il s'agit de cultiver pour rendre ses cases plus belles.


Hergé veut s'épargner la peine de dessiner une maison de grand propriétaire terrien, mais, du coup, 
il crée un décor de ligne dans le fond, très sobre et très épuré, très design, quoi.


D'abord utilisés pour se simplifier la vie,  l'épure et la simplification arrivent à faire de ce pont un bel objet graphique.

Pour ne pas s'embêter à dessiner une cabine de navire, Hergé se met à réaliser des dessins stylisés, graphiquement très marqués, et très impressionnants pour le lecteur.

LIMITER LA CASSE EN EN CHIANT UN MINIMUM.

On se prend tellement au jeu qu'on en vient même à dessiner des trucs super compliqués (genre des bateaux ou des trains) (vous faites les malins, là, mais si quelqu'un vous demandait de lui dessiner un train, je suis pas bien sûr que vous sauriez exactement par quel bout commencer votre dessin tout de suite là maintenant).

(Donc, là, on laisse complètement tomber le minimalisme. C'est une tactique différente qui n'est plus de juste donner des informations au lecteur, mais de crédibiliser un récit en mettant le paquet sur une situation, un objet ou un décor. Et, si on croit à cette situation, cet objet, ou ce décor, et bien tout ce qu'il y a autour, toute la scène ou toutes les conséquences de l'action précisément décrite, on y croira aussi forcément, par une sorte d'effet d'avalanche.)

Hergé avait fait ça avec le bateau juste au-dessus, il remet le couvert avec ce train. Il s'agit de le dessiner très précisément pour le rendre presque palpable, pour rendre la menace crédible et la scène haletante.

On n'est même pas obliger de dessiner des trucs compliqués, juste des cases bien marquantes. Par exemple : une belle case avec une caricature de Alcazar, suivie d'une belle case avec un grand drapeau bien design, et on se met à croire à la guerre entre deux pays sans rien en voir. Pratique. Le tout est de partir de quelque chose de marquant (le drapeau design) et qui crédibilise la situation (la manifestation avec la caricature d'Alcazar). 





Une guerre oui ! Mais une guerre hors-champ ! (Pas fou, le Hergé.)

(On se fait donc bien suer UNE fois, sur UN décor, et on peut ensuite se reposer pendant deux ou trois pages en gardant juste deux ou trois personnages qui papotent sur fond de caillou ou de plante verte.)

(Pour se la péter, notons que c'était la tactique préférée de Robert Louis Stevenson (l'auteur de l'île au trésor) qui se donnait un mal de chien pour décrire de manière suffisamment imagée et précise un décor ou un personnage, pour qu'ensuite tout ce qui arrive à ce personnage soit gobé par le lecteur avec passion. (La première scène de Long John Silver dans le bouquin est, à ce titre, enseignée dans toutes les écoles de... euh... bin, euh... elle est enseignée nulle part, mais elle devrait l'être !)

LA POÉSIE DU VIDE AVEC UN TRUC BIZARRE AU MILIEU.

Cette méthode du moins disant crée pourtant et paradoxalement un effet surmultiplié. Ça ne marche pas à tous les coups. Des fois, ce n'est même pas le but. Mais, quand ça marche, ça fait un effet bœuf.

1°) Créer un univers connu, contemporain, classique, tout ce qu'il y a de plus gnangnan.
2°) Y introduire un élément étrange. Un homme faisant partie d'une secte masquée. Une boule de feu qui tourne sur elle même. Une bombe.
3°) Faire comme chez les pubs pour déodorant, laisser le contraste agir.
4°) Être bien conscient que, plus l'univers sera vide, plus l'élément étrange ressortira violemment et ne sera pas noyé dans la masse de tous les objets/décors/personnages qui pourraient brouiller le message dans les cases.


On se trouve dans une cabane dans une sorte de désert, c'est limite chiant, puis une boule de feu survient, dont le contraste, graphique et par rapport au reste de la scène, marque violemment.
(L'évasion de Tintin est complètement incroyable. Ça passe parce que l'étrangeté de la boule de feu détourne notre attention.)


Tintin se balade avec sa valise, quand soudain ! des bombes !

Hergé utilise des masque africains réels et graphiquement très marquant pour ensuite introduire le faux fétiche arumbaya qui va déclencher toute l'histoire de Tintin. Il place le lecteur dans un univers connu (le musée), l'impressionne graphiquement 
(par les masques qui crédibilisent l'ensemble), puis l'introduit dans l'histoire, par le fétiche. 

Ces images étranges fascinent le lecteur et la forte impression de leur pouvoir poétique et évocateur est suffisante pour nous convaincre de laisser notre imagination se faire emporter par celle de l'auteur.

PUNAISE, ÇA C'EST DE LA PHRASE ! JE CROIS QU'ON PEUT S'ARRÊTER SUR ÇA AUJOURD'HUI !

D'autant que, la semaine prochaine, nous verrons comment Hergé fait tout l'inverse de ce que je viens de dire dans la deuxième phase de sa carrière.

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