jeudi 9 février 2017

La bande dessinée dans le décor réaliste.

Hergé change son fusil d'épaule et n'utilise plus simplement le décor pour construire des images puissamment évocatrices, mais bien plus pour crédibiliser son récit.

Hergé, les nouvelles aventures de Tintin et Milou : Le Lotus Bleu,  Casterman.

On en été resté à la poésie du vide selon Hergé. Mais c'était sans compter sur le cinéma.

LA POÉSIE DU VIDE AVEC UN TRUC BIZARRE AU MILIEU, AU CINÉMA.

Le vide, c'est un truc que connait bien le cinéma des débuts. D'une part parce qu'ils n'avaient pas de thunes; d'autre part parce qu'il devaient tourner des heures et des heures de feuilleton, donc on allait pas commencer à s'emmerder à fignoler le moindre bout de décor. Et puis, ensuite, fallait bien rajouter de la poésie pour donner une vague intérêt à l'ensemble.

Le maître, français (que dis-je ! mondial !) du vide-pour-plein est Louis Feuillade, célèbre (que dis-je ! on s'arrache ses sous-vêtements sur e-bay tellement c'est un sexe-symbole !) pour des films-feuilletons de dix ou douze épisodes de 1 heure en général comme Les vampires (qui est le nom d'une bande de gangsters dans les années 1910 à Paris), Judex (un espèce de héros à la Batman), ou Fantômas (pas celui avec De Funès, mais un beaucoup moins rigolo mais beaucoup plus beau malgré l’absence de Jean Marais), une série qui a ensuite inspiré toute une tripotée de surréalistes.


Magritte (un peintre surréaliste, donc), rendant son petit hommage à Fantômas, de Louis Feuillade.

Et ci-dessous des tas d'images tirées des films du même Feuillade chez qui, pour peu qu'on se donne le moyen de faire une belle composition, le manque de décor devient une qualité.


Pour réparer une tuile, Roger a préféré se mettre en jogging.

Comme d'habitude, quand vous découvrez votre tête, à la fin, chez le coiffeur, la coupe est complètement ratée. 
Vous êtes déconfit.

Changer les draps de sa couette, c'est toujours très compliqué.

Un selfie idéal pour draguer sur internet.

Voyager pour pas cher, c'est facile.

Une pyjama partie assez ambitieuse.

SEULEMENT VOILÀ ! Y A PAS QUE LE NOIR ET BLANC DANS LA VIE !

Le mec qui a tout compris à cela et qui en a pris la suite, c'est Jean-Pierre Melville, qui a tout repris de ces films (le vide, les éléments marquants et isolés, le Paris des banlieues chelous, les gangsters), mais avec de la couleur, et en tirant tout cela vers un contexte métaphorico-métaphysique (si les décors sont vides, c'est que les personnages sont vides, c'est que la vie est vide de sens).



Tous unis par la passion des masques et des banlieues interlopes (non, je ne parle pas du dernier club échangiste à la mode).


Oui à l'intégration des minorités, mais un architecte d'intérieur daltonien, quand même...


Montand a su rester jeune dans sa tête, il a gardé son téléphone et sa déco des années 20.

Finalement, le Louvre, c'est en perte de vitesse, y a plus aucun touriste.

Bref ! Tout ça pour dire que la couleur, en plus de la composition chez Feuillade, rajoute une couche d'étrangeté. 

Le plan de Delon devant sa porte aurait été pauvre en noir et blanc, mais le simple fait de peindre les portes en bleu permet d'apporter l’étrangeté nécessaire.

Tous unis dans la passion des vieux téléphones, des cages à oiseaux, et des intérieurs de clodos.

SEULEMENT VOILÀ ! Y A PAS QUE LES DÉCORS POURRIS DANS LA VIE !

Feuillade, toujours par manque d'argent, se met à filmer des scènes dans les rues ou sur les toits de Paris, parce que ça coûte moins cher que de construire des décor et qu'on peut tourner plus vite.





Il s'opère un mélange entre élément étrange et décor commun, qu'on connaît et reconnaît, détaillé et réel.
Le décor réel apporte de la crédibilité au personnage de fiction.



Melville lui-même a faitce mélange entre personnage de pure fiction / décors intérieurs stylisés / décor extérieurs réels 
qui crédibilisent l'ensemble.




Rhàlàlàlàlà, Régis à encore oublié ses clefs à l'intérieur de son appartement. Il est con, ce Régis.

(N'empêche que, du coup, on y croit, ce sont de vraies cascades dans de vrais décors, sans trucages. 
C'est réellement impressionnant. La fiction est gommée par l'effet de réel.)

Double effet kiss-cool :

  • Ce décor en fond crédibilise considérablement l'action. C'est l'effet Stevenson, mais en surmultiplié, puisque l'objet crédibilisateur occupe presque toute l'image.
  • Placer des gangsters, des combats au pistolet, des hommes masqués et des femmes habillées à la cat's eyes dans un environnement commun crée un décalage poétique et surréaliste, là encore, surmultiplié.


Dans ce double plan, on passe d'une image hyper-stylisée à une image hyper-réaliste. 
L'une crédibilise l'autre. l'autre poétise l'une. Cela apporte de l'étrangeté à notre vie réelle et de la crédibilité à notre vie rêvée. Bref, c'est la total win du surréalisme.

SEULEMENT VOILÀ ! Y A PAS QUE LES DÉCORS POURRIS EN NOIR ET BLANC DANS LA VIE !

Alors, je dis pas que Hergé a vu exactement les mêmes films que ceux que je viens de présenter. Je dis pas que c'est même le cinéma qui a causé cette prise de conscience (c'est peut être simplement de se balader tranquilou et d'essayer de retranscrire les décor le mieux possible). Et je dis même pas que j'ai raison.

NÉANMOINS ! (ET ÇA DOIT ÊTRE DIFFICILE DE RESPIRER DANS CE CAS LÀ.)

Il faut bien reconnaître que, à un moment, Hergé ne va plus se contenter de foutre trois palmiers au fond du décor pour faire style qu'on est en Amérique du sud. Il va complexifier ses images pour leur donner un aspect réel accru.

Hergé arrive à un moment où il a confiance dans son dessin, et où il se permet de ne pas simplement dessiner des images de bases piochées dans une banque d'images stéréotypées qu'on a un peu tous avec nous. Il personnalise chaque porte, portail, pièces, plafonds. Il va à la fois plus dans le détail, et moins dans le détail facile. il se creuse le citron à chaque fois pour que ce qu'il dessine ne soit pas à chaque fois la version la plus évidente d'un objet ou d'un décor, la première image qui nous serait venue si on avait tapé le mot clef dans Google Image.



Dans les deux versions de L'or noir l'île noire, si on fait un peu un avant/après, on voit 1° - qu'il y a plus de détails (la maison en cendre, le décor champêtre) 2° - que ces détails sont plus recherchés (le portail et le pilier sont moins basiques).



Dans la même idée, la maison qui prend feu est (avant) un mur random (après) une maison a colombages super chiadée.

ENSUITE.

Il systématise son truc du palmier, mais de manière un peu plus fine. Autrement dit, il met des détails qui font typiques un peu partout, mais ses détails sont mieux intégrés à l'image, qui font moins toile peinte. Il rapproche les détails caractéristiques de l'action et de Tintin.


Hergé se lâche et met des affiches et bannière en chinois dans tous les coins.

ENCORE.

Il accroît sa profondeur de champ, là encore pour supprimer l'aspect toile peinte. Il n'y a plus simplement Tintin au premier plan et des trucs de décors typique dans un second plan éloigne. Il y a un second plan, un troisième plan. Voire, même-coup de folie- des perspectives ! Dingue !


Là, Hergé, en se levant, s'est clairement dit « j'ai envie de me dessiner quelques perspectives aujourd'hui ». Et il s'est lâché.

AUTREMENT DIT.

Les détails typiques sont mieux intégrés au décor, et Tintin est lui-même mieux intégré au décor.

On n'a plus Tintin qui fait des trucs et le décor qui fait ce qu'il peut pour suivre le mouvement. L'ensemble forme un tout.

En fait, Tintin devient acteur dans ce décor. Il ne s'agit plus de Tintin qui fait des trucs et d'éléments de décor qu'on pose là pour meubler et renseigner le lecteur (« alors, là, Tintin est chez un riche », « là, les personnages sont des méchants », « maintenant, on est en Amérique du sud ») ou l'impressionner (« ça t'épate, cet éclair en boule, hein mon cochon ? »).

Et ce décor, comme dans les films de Feuillade, crédibilise et enrichit l'action. On croit plus au lieu sur lequel se passe l'action. Donc on croit plus à l'action.


1°) Des décors moins évidents (ici le plafond de l’hôtel tout bizarre plutôt qu'une simple surface plane).
2°) Des décors mieux intégrés (on tire sur Tintin et le mur, le décor est dans l'action, pas un simple complément d'information).
3°) Des perspectives (Tintin n'est plus devant le décor mais DANS le décor). 
4°) Des couleurs.

HA BIN OUI ET LES COULEURS ALORS ?

Les couleurs ont deux fonctions.

La première, la basique, la classique, c'est de permettre de distinguer les différents objets. Bonjour les jaunes sur marrons, les bleus sur vert, les rouges sur bleu. Peu importe que ça soit moche. Il faut que ce soit lisible et qu'on distingue bien tous les différents objets de l'image. Cette nécessité de la couleur a été motivée par la précision accrue de l'image. Une image trop précise, en noir et blanc, et on comprend rien, on n'arrive pas du tout à discerner les différents objets. Mais, là, avec la couleur, on peut se lâcher dans les détails.

Des bleus des rouges des verts, pour que tout ressorte bien sur le fond marron. 
Oui, c'est moche, mais c'est pas la question. (Enfin, bon, c'est même pas vraiment moche, parce que toutes le couleurs sont drôlement bien réparties dans l'image pour équilibré l'ensemble. Mais on peut pas non plus dire que ce n'est pas criard.)

La deuxième fonction est de souligner les bizarrerie de l'image, voire de rendre tout plus merveilleux que ce qu'il n'est en réalité. Bonjour, donc, les rouges et verts pétant qui permettent de faire ressortir à mort tel ou tel objet, et donner une étrangeté à même de fasciner le lecteur.




On voit que, déjà, en noir et blanc, les trucs très impressionnants étaient très contrastés (blanc sur fond noir et inversement).
Bin, après, c'est pareil, avec du dragon rouge sur fond marron. Du vase bleu sur fond marron.
(Nan mais j'entends bien que c'est moche. Mais depuis quand vous êtes si superficiel ?)

Ceci dit, il laisse tomber la plupart du temps le coup des images expressionnistes, marquantes, et isolées. Je ne dis pas qu'il n'en met plus du tout, c'est pas ça, mais la technique narrative a changé et la fameuse méthode Stevenson a été abandonnée. Au début de sa carrière, Hergé se basait sur la forte impression de quelque images puissantes pour emporter l'imagination du lecteur avec lui. Les décor n'était là que pour offrir des information complémentaire. Désormais, il inclut Tintin pleinement dans ses décors, qui ont pour rôle de convaincre le lecteur que son récit est crédible. Les décors sont crédibles. Donc ce qui s'y passe l'est aussi. Il utilise simplement la couleur pour montrer ce que ces décors ont d'extraordinaire, d'exotique, de fascinant, en leur attribuant des couleurs très marquées et elles-mêmes spectaculaires.

Un coffre, c'est sûr, c'est pas une boule de feu qui roule toute seule dans le ciel. 
Mais un coffre rouge, un rideau bleu, des lampes de toutes les couleurs, tout cela devient un spectacle encore plus fascinant que ce fameux éclair en boule. (Fascinant par sa laideur, peut être, ok, mais fascinant quand même.) 
(Un peu comme Elephant Man, quoi.) (Voilà : les couleurs, sont le Elephant Man du Lotus bleu.)

QUOI « C'EST TOUT POURRI COMME CONCLUSION » ?

Bin j'ai pas mieux.

D'autant que, la semaine prochaine, nous verrons comment Hergé, dans la troisième phase de sa carrière, fait tout l'inverse de ce que je viens de dire.

5 commentaires:

  1. Toujours très content d'entendre parler d'Hergé. C'est un peu comme Hallelujah. On l'a tellement entendu à la radio avec Jeff Buckley qu'on en oublie la beauté de la chanson de Leonard Cohen. Ben Tintin, on en a tellement bouffé étant enfant et avec des milliers de livres sur le sujet qu'on en oublie que y a plein de choses d'intéressants à voir dans l'évolution d'Hergé (surtout avec les différentes modifications apportées avec le temps).
    (D'ailleurs, les planches du Lotus Bleu ici, c'est bien celle redessinées plus tard ?)

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    1. MAIS TOUT À FAIT ! Il s'agit du Lotus Bleu colorisé qui, pour l'occasion, a été un peu redessiné (pas entièrement, comme les livres précédents, mais à la marge (on rajoute un bout de décor par çi, on refait les noirs par là)) et redécoupé (y a plus de cases par page que dans la version originale. Comme il n'a pas été complètement redessiné, il garde ce dessin un peu intermédiaire entre le travail de Hergé tout seul puis le travail de Hergé en studio.

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    2. Et je m'avais trompé, les comparaison version noir&blanc et version couleur sont tirées de l'île noire, et pas de l'or noir (un Müller peut en cacher un autre).

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  2. On peut vous lire et vous relire inlassablement, Monsieur le Zouave, vous exprimez toujours vos intuitions de la façon la plus exacte. À chaque fois, je me dis : C'est précisément ça ! Comment n'y avais-pas pas pensé plus tôt ? ou : Comment ne l'avais-je pas remarqué plus tôt ? Mais à force de vous relire, on aperçoit aussi quelques vilaines fautes : « … parce que toutes le couleurs sont drôlement bien réparties dans l'image pour équilibré l'ensemble. » Toutes leS couleurs. Pour équilibrER.

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    1. Merci beaucoup pour tous vos compliments un peu partout.

      Pour ce qui est des fautes d'orthographes, il va falloir vous y faire, je le crains. J'ai déjà épuisé plusieurs relecteurs pour chaque article, mais je fais tellement de fautes qu'il est inévitable que certaines passent à travers les mailles du filet.

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