jeudi 5 novembre 2015

La bande dessinée et les martiens.

Lewis Trondheim nous montre comment faire rentrer le lecteur dans un récit.

Lewis Trondheim, Les formidables aventures de lapinot - Pichenettes, Dargaud.

À LA BASE, FAUT QU'ON Y CROIE.

C'est par ce bout qu'il faut prendre les choses, sinon, on ne peut pas s'en sortir.

Un auteur raconte des trucs (on part toujours du principe qu'on tape la discute sur les arts narratifs, hein, les arts qui se déploient dans le temps pour coaguler entre elles différentes idées). Il faut que le lecteur y croie. Si le lecteur ne croit pas à ce qui se passe sur le papier / sur l'écran / sur la scène, c'est même pas la peine de jouer, le match est perdu d'avance.

Le lecteur doit s'intéresser. Et comment voulez-vous qu'il ne s'intéresse qu'à un amas uniquement théorique ou uniquement ironique. Dans ce cas, il s'y intéressera comme à la dernière blague entendue à la radio le matin en se brossant les dents. Sans s'impliquer. Sans passion. Sans force.

RACONTER, C'EST FAIRE CROIRE.

Et comment on fait croire ?

Par les réactions logiques et intègres des personnages. Quel que soit le contexte.




Quand un truc-pas-croyable arrive aux personnages de Lewis Trondheim. Au début ils n'y croient pas. Puis ils y croient un peu. Puis ils y croient. Les réactions logiques des personnages nous permettent de s'identifier à eux.

VOYONS JUSTEMENT DIFFÉRENTS CONTEXTES QUI METTENT À RUDE ÉPREUVE NOTRE CRÉDIBILITÉ.

LE PETIT COUP DE NON-CROYABILITÉ AU MILIEU DU RÉCIT CROYABLE.

En technique, ça s'appelle un coup de force. C'est juste pour réveiller. La manière pour l'auteur de nous dire : « Alors c'est qui le papa ? hein ? Tu t'y attendais pas, là, hein ? Bim ? Dans les dents ! C'est moi le boss, j'te dis ! ». Si le récit ronronne un peu, balancer un événement bien inattendu et tiré par les cheveux, c'est très utile pour nous faire comprendre que tout est encore possible et qu'il faut qu'on reste en éveil.

C'est sûr qu'on s'attendait plus à trouver des carottes dans cette valise.

C'est aussi bien utile quand on s'aperçoit que son récit va pas dans le super bon chemin et qu'il faut le réorienter drastiquement dare-dare.

C'est enfin rigolo quand on veut montrer que la vie, c'est de la merde, que le monde n'a rien à foutre de notre gueule, et que la meilleure manière de faire rire les dieux est de leur raconter nos projets (bonjour messieurs Racine et Shaekespeare Shakespere Shakespeare) (les correcteurs orthographiques ont été créés pour nous permettre de parler de Shakespeare sans trop se ridiculiser en orthographe).

Ouhlàlà, ça va les chevilles ?

Mais tout ça est de peu d'importance face au fait majeur du coup de force : sa force, justement, ne dépendra que des réactions logiques des personnages.

Un truc chelou arrive. Ok, c'est possible, c'est la vie. On a même vu l'équipe de France de basket perdre un match en coupe d'Europe cette année. Tout est envisageable, je vous dis. Mais ce qui compte, c'est que les réactions se fondent dans la logique précédente du récit. (Après la défaite de l'équipe de France, j'ai défoncé ma télé : ça, c'est logique.)

Il faut que les réactions des personnages permettent de fondre l'événement étrange dans la logique générale du récit. Qu'on se dise : « Bon, ok, ce truc là, c'est n'importe quoi, mais comme tout le monde a l'air de réagir sensément à ça, je suppose que je peux encore faire confiance aux personnages pour le reste de l'histoire. Ils n'ont pas l'air complètement fous. Ils n'ont pas l'air complètement cons. Ils ont l'air d'essayer de faire avec. »

Lapinot a une réaction bien logique : il se casse et laisse le vieux gâteux à ses couches.

Un bon exemple de ces événements chelous mais qui se fondent dans la logique générale des personnages : le début de Lost.

Un bon exemple de ces événements chelous qui se fondent très mal dans une logique générale des personnages qui n'existent plus parce qu'ils agissent tous comme des lapins duracell sans piles : la fin de Lost (et par fin, j'entends : tout ce qui se passe après la première saison) (et je suis clément).

LE PETIT COUP DE CROYABILITÉ AU MILIEU DU RÉCIT INCROYABLE.

En technique, ça s'appelle « Star Wars a fait un max de thune, on va essayer de faire pareil ».

Dans ce cas là, rien n'est crédible. Rien. (Genre, on a pas le choix, genre, à un moment donné on ne peut pas se contenter de filmer des mecs qui errent dans le désert en pyjama durant 1h30.)  Y a des voitures qui volent. Y a des extra terrestres qui parlent. Y a des robots (qui parlent aussi). Y a des mecs avec une grosse angine (quoique, à l'époque, il n'y avait peut être pas de sécu). Y a des lasers qui s'arrêtent à un mètre de leur source, comme ça, sans se propager, et ça à l'air de faire sourciller personne.

Rien n'est crédible sauf les réactions des personnages.

1° - Les personnages ont des réactions crédibles à des évènements qui nous paraissent communs (Luke Skywalker va bouder dans sa chambre parce que son oncle ne veut pas qu'il aille en pension avec les copains) (s'il savait ce qui se passe en pension, il se calmerait un peu la quiche, mais, bon, c'est pas le sujet).

Dans Walter, ça commence mou du genou avec une petite suze.

2° - Les personnages ont des réactions crédibles à des événements qui nous paraissent bizarres (Luke Skywalker se fait attaquer par des hommes des sables (maisouimaisbiensûr) et se défend en prenant son petit fusil et en faisant le guet et en se faisant assommer comme un gros débutant) (qu'il est, il est tout jeunot)). Tout ça, sans être d'une crédibilité folle, se tient.

Pareil. J'ai jamais tenu une arme a feu de ma vie. Mais j'imagine que si j'en avais une et qu'on me tirait dessus, 
j'essayerais vaguement de me rouler en boule en position foetale de répliquer.

3° - Les personnages ont des réactions crédibles à des événements qui leurs paraissent bizarres MÊME À EUX (Luke est tout émoustillé de voir un sabre laser (un truc qu'il ne connaissait pas), d'entendre parler de chevalier jedi (un truc qu'il ne connaissait pas) et de la guerre avec l'empire (un truc dont il n'avait rien à carrer)).


Il y a un monstre. Bon. C'est pas super crédible en effet. Mais les personnages se cassent sans demander leur reste. 
Ce qu'on aurait tous fait. Donc c'est un peu crédible quand même.

Y a comme qui dirait une gradation progressive dans le port nawak, et ce sont les réactions crédibles à des informations / idées / évènements / actions de moins en moins crédibles qui permettent de faire accepter petit à petit l'univers décrit par le récit.

4° - Contre exemple : Iron Man fonde un nouvel élément chimique non radioactif qui offre une source d'énergie quasi inépuisable et il est même pas un tout petit tout petit peu choqué d'avoir réussi à contredire l'ensemble de la science du XX° siècle avec trois bouts de tuyaux soudés à la va-vite dans son garage.

Hé ouais, chuis trop un boss. J'me trop kiffe.

5° - Est-ce que je vous ai dit qu'Iron Man, c'est de la merde ?

Une réaction plus logique à un environnement de sf.

C'EST COMME ARRIVER SUR MARS.

Au début du cycle de Mars, les romans de Edgar Rice Burroughs, John Carter nous raconte dans son journal intime sa vie de chercheur d'or d'Arizona, jusqu'à ce qu'il soit attaqué par des indiens, trouve refuge dans une grotte, et soit dématérialisé sur Mars où il rencontre des géants verts de quatre mètres et des bonnasses toutes nues à la peau rouge.

La princesse de mars, de E. R. Burroughs.

C'est exactement le même principe que pour Star Wars (surtout que le bouqin a été écrit 60 ans avant le film et en est une inspiration directe) : un type qui nous paraît de prime abord normal est confronté à des situations de plus en pus brindezingues, mais comme le personnage est crédible et qu'il réagit de manière crédible à ces situations, nous même, on y croit (un peu).

On est pas bien, là, à la fraiche ?

C'EST COMME ARRIVER À CHICAGO.

Au début de la série télévisée Urgences, John Carter (le même nom que le mec sur Mars ; coïncidence, fait exprès, ou complot bolchévico-maçonnique ?) découvre le fonctionnement de l'hôpital public de Chicago et en accepte petit à petit le fonctionnement erratique, les patients dingos, et les situations extrêmes (arriver à suivre une caméra qui tourne comme une folle autour d'un patient sans vomir).

Y a pas que les milliardaires de beau gosse dans la vie.

On aurait été plongé dans les urgences sans John Carter, on se serait dit « non mais quel monde fou, on n'y croit pas une seconde ». On est plongé dans les urgences au travers des yeux de John Carter qui se dit « non mais quel monde fou », du coup, nous, on se dit : « je crois au moins à John Carter »

 TOUT ÇA POUR DIRE QUOI ?

Que, là encore comme ailleurs, tout tient dans les réactions des personnages.

L'univers dans lequel ils évoluent a beau être le plus chelou possible, si leurs réactions paraissent logiques / si leurs réactions paraissent semblables à ce que l'on aurait fait nous / si on peut comprendre et s'identifier à leurs réactions ; alors on commencera à croire aux personnages, au récit, et à l'univers décrit.

Ne riez pas, vous aussi vous penseriez à un gros chien. Comme Dupond et Dupont.

Peu importe que les actions soient méchantes ou gentilles, que le personnage soit une raclure ou un ange, si on peut comprendre ses réactions (et par « comprendre », je ne veux pas dire « intérioriser son comportement pour nous faire cheminer vers une acceptation morale de sa psyché », mais simplement se dire qu'il n'agit pas trop comme un con), alors, la partie est gagnée.

On peut parfaitement être à fond avec un connard, 
du moment que ses réactions nous paraissent logiques.

On n'a même pas besoin de comprendre tout le monde. Il suffit d'un John Carter à qui s'accrocher dans une mer de martiens verts ou de docteurs en blouse, et ça marche.

Lapinot arrive dans une ville de bouseux. On va s'y accrocher (à Lapinot, pas à la ville, ni aux bouseux.)

LA SEULE CHOSE QUI COMPTE, C'EST LA LOGIQUE DRAMATIQUE.

Que les actions des personnages nous semblent crédibles. Que les réactions des personnages à ces actions nous semblent sensées. Que la construction et le déroulé du récit nous semble inéluctable.

QU'ON Y CROIE.


6 commentaires:

  1. A propos du Cycle de Mars/Barsoom, Alan Moore lui a rendu un bel hommage au début de son deuxième livre de la "Ligue des Gentlemen Extraordinaires", relecture de la "Guerre des Mondes" où les Martiens de H.G. Wells se révèlent originaires de l'univers de Burroughs... Après tout, pourquoi pas ? Une race de plus ou de moins dans ce monde bigarré... :D

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    1. ça fait quatre jours que j'essaye de trouver une super réponse hyper intello genre "ouais, et le saviez-vous pas, Moore fait ça de manière trop réfléchie car il remet ainsi en cause le lien intra-cognitif de la représentation iconique post-contemporaine par le truchement d'une exégèse diégétiquement externe".

      Mais non. En fait, je crois que Moore a juste fait un clin d'oeil rigolo pour empiler les références comme il le fait dans le reste du bouquin.

      http://www.enjolrasworld.com/Jess%20Nevins/League%20of%20Extraordinary%20Gentlemen%202/Notes%20on%20League%20of%20Extraordinary%20Gentlemen%20V2%201.htm

      Je suis déçu, Alan.

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    2. C'est-à-dire que c'est le principe de toute la série de la "Ligue des Gentlemen extraordinaires", insérer toutes les oeuvres littéraires plus ou moins contemporaines dans une même continuité, et faire interagir leurs héros et même certains lieux et éléments d'intrigue... Et les allusions fourmillent dans les coins et recoins de chaque case avec également des clins d'oeil rigolos) Mais dans le cas du prologue sur Barsoom, on est bien au-delà : Après avoir parcouru la planète Terre continent par continent dans la nouvelle publiée à la fin de chaque numéro de son comic book (avec un passage à Paris décrivant les "Hommes mystérieux", en français dans le texte, ligue de superhéros français incluant Robur, Arsène Lupin et Fantomas !), Alan Moore étend son monde steampunk jusqu'à la planète Mars ! A mon sens, c'est bien un genre de défi à la cohérence d'un univers incluant une myriade d'écrivains d'idéologies et de genres divers.

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    3. Ouais, voilà, c'était ça que je voulais dire. Tout pareil. Tout intelligent pareil.

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    4. Rhâââââh!!! Votre réponse me fait songer que j'aurait pu terminer mon laïus par "D'ailleurs, comme le dit le Grand Schtroumpf..."

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    5. "... n'est pas schtroumpf qui schtroumpf le schtroumpf."

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