vendredi 12 juin 2015

La bande dessinée fait de l'autobiographie et de la fiction en même temps.

Florence Dupré la Tour nous montre comment rendre une bande dessinée plus réelle en faisant des nœuds dans la tête des lecteurs.

Florence Dupré la Tour, Cigish ou Le Maître du Je, Ankama label 619.

Fabrice Neaud nous avait montré la voie d'une autobiographie « à l'impression de réalité accrue et au bifidus actif ». La recette était simple : un dessin réaliste, qui donne l'impression de scruter les différents personnages du récit sous tous les angles et de manière objective ; ajouté à tous les moyens de la bande dessinée (cases, interactions entre les cases, textes, interactions entre cases et texte, etc., lisez le billet précédent bon sang, je vais pas tout redire) pour introduire la subjectivité du regard de l'auteur. Au final, on commence avec l'impression de lire un portrait des amis de l'auteur, et on se retrouve avec un portrait et une analyse de l'auteur lui-même.

Et bin Florence Dupré la Tour, elle fait tout pareil, mais en poussant le bouchon plus loin à tous les niveaux. 

Elle rend son récit plus réaliste. Et elle rend ensuite son récit plus subjectif-portrait-et-analyse-de-soi-même. (C'est parce qu'elle arrive à rendre son récit plus réaliste qu'elle peut ensuite aller plus loin dans l'analyse.) (Comme un équilibre conservé en rajoutant plus de poids des deux côtés de la balance.) Et, en plus, elle le fait en impliquant son lecteur.

ÇA FAIT BEAUCOUP DE CHOSE EN MÊME TEMPS, ÇA À L'AIR CHAUD, DIS DONC.

Bin, par exemple, le coup de l'hostie.

PREMIÈRE ÉTAPE : LE RÉCIT SUBJECTIF.


Florence Dupré la Tour raconte des trucs. Bon. En soi, c'est rigolo. Mais ça pourrait être n'importe quoi. D'autant que juste avant, elle nous a raconté un peu des trucs bizarres. Pour ce qu'on en sait, elle pourrait très bien yoyoter de la toiture.



Y en a qui tourne pas qu'à l'Ice Tea pêche, laissez moi vous le dire.

Donc elle nous raconte sa vie, ok. Mais on n'est pas forcé de la croire non plus, vu qu'elle y va un peu fort.

DEUXIÈME ÉTAPE : NON MAIS C'EST VRAIMENT ARRIVÉ, LES GARS, JE VOUS JURE. (LE RÉCIT OBJECTIF.)


Coup de théâtre : ce qu'elle raconte est pas forcément vrai, mais ce n'est pas forcément faux non plus.

La photographie de l'hostie fait le même effet qu'un dessin très très très réaliste : elle « objective », elle crédibilise le récit (elle donne l'impression d'un récit à la fois plus extérieur (ça n'arrive pas à moi) et plus réaliste (mais ça arrive bien à quelqu'un)).

Donc, du coup, les pensées et actions de Florence Dupré la Tour sont tout d'un coup concrétisées, on se dit : « ha ouais, mais en fait c'est réel tout ça ».

On y croit. On croit au fait. Et du coup on croit aussi aux pensées, au délire (j'aime utiliser des mots de jeunes) de l'auteur.

TROISIÈME ÉTAPE : ET D'AILLEURS, ÇA POURRAIT VOUS ARRIVER À VOUS AUSSI.

Florence Dupré la Tour fait dans l'extratextuel. Elle essaye de ramener dans son récit des éléments volontairement extérieurs.

Ça commence gentiment, avec des personnages extérieurs qui sont amenés à commenter le récit en lui-même. Et à se poser toujours la même question, qui est, c'est pratique, la notre aussi : mais alors, c'est Florence, c'est Cigish, c'est qui, quand, est-ce que c'est du lard ou du cochon ?

Grosso modo, tout le monde pense à la même chose (non, pas au sexe).

Ça se poursuit de manière plus inventive avec les commentaires du blog.

Heureusement que les conneauds de ce genre ne viennent pas lire mes posts. 
Ceux qui viennent lire mes posts sont des gens beaux et intelligents et parfaits.

(Oui, parce que je vous ai pas dit mais, à la base, tout le bouquin a été publié par petits bouts sur internet, avec images, vidéos, liens, et commentaires des différents messages posté.)

Attendez ! On vit dans le monde moderne ou bien quoi ?

Ça se poursuit donc de manière plus inventive avec les commentaires du blog qui viennent s'ajouter à la sauce.

Parce que ce ne sont plus simplement des personnes autour de l'auteure qui sont amenés à se poser la question de l'existence de Cigish et du sérieux de l'histoire, c'est aussi des personnes comme nous, à l'autre bout de la France, qui ne connaissons Florence Dupré la Tour ni d'Eve ni d'Adam.

À la rigueur, des personnes de son entourage, on pourrait s'imaginer que c'est pipeau et compagnie. Que ce sont des personnages créés pour étayer la création du personnage principal, Cigish.

Mais des vrais gens de la vraie vie de l'intra web du monde d'aujourd'hui ? Eux, ils existent vraiment.

Il font le même effet dans le récit que la photographie : un renforcement de l'effet de réel. Puisqu'ils sont réel, puisque la photo est réelle, peut être que tous les personnages du récit sont réel, peut être que tout est réel.

On s'implique. On y croit.

SPOILER CHER LECTEUR FAITES ATTENTION JE VAIS RÉVÉLER UNE ARCANE DU RÉCIT NE DITES PAS QUE VOUS N'ÉTIEZ PAS PRÉVENUS PARCE QUE JE VOUS AI PRÉVENU, HEIN.

C'est vrai, c'est écrit au-dessus, je vous ai prévenu.

QUATRIÈME ÉTAPE : MAIS REGARDEZ VOUS, BANDE DE NAÏFS.

Et là, crac, c'est le drame. Une partie des commentaires (et une grosse partie des commentaires les plus débiles) sont faux, écrit par l'auteur (ou bien Cigish) (ou bien les deux).



Ha mon Dieu que cette trahison est mordante !

CE QUI A PLUSIEURS CONSÉQUENCES.

Ça rompt un des éléments qui permettait de rendre tangible le récit. On y croit moins. On sort de celui-ci.

Ça remet en question tout le reste et on se demande si l'auteure ne se fout pas de notre gueule depuis le début et si oui, pourquoi ?

Par un retour du refoulé vicieux, on se demande si ce n'est pas Cigish qui a manigancé tout cela, lui qui est si méchant. Oui, mais Cigish n'existe pas, on n'y croit plus, le cœur n'y est plus. Oui, mais peut être, quand même, parce qu'il faut être parfaitement taré pour imaginer un stratagème aussi vicieux. Alors, le faux Cigish-Nain-du-Mordor-Nécromancien-Astrologue-Prophète-personnage-de-jeu, peut être pas. Mais une sorte de déclinaison de lui dans la vraie vie, peut être que oui. Peut être que Florence Dupré la Tour est vraiment tarée et maléfique et prend du plaisir à faire n'importe quoi.

Ou peut être que Florence Dupré la Tour est vraiment très douée et très intelligente. Va savoir.

PUNAISE MAIS QU'EST-CE QU'IL FAUT PENSER DE TOUT ÇA ?

L'auteure avait commencé son récit de manière on ne peut plus classique : elle racontait un récit.

Puis, en déjouant nos différentes réticences naturelles quant à la véracité d'un récit, elle avait réussi à en accroître la crédibilité. C'était bon, on était ferré, on y croyait à mort.

Enfin, elle a méticuleusement pété tout cet échafaudage en déconstruisant elle-même les mécanismes/grammaires/outils/truc-muches qu'elle avait mis au point.

Et on se retrouve le bec dans l'eau.

On y a cru. On a cru à un truc de fou, à base de fille qui se prenait pour un démon, et de malédiction, et de soeur du côté lumineux de la force, et d'affrontement du bien contre le mal. Limite on était un padawan observant Luke Skywalker.

Quand Luke Skywalker fait la vaiselle, Darth Maul va bouder dans sa chambre (c'est bien connu).

Et puis on nous a dit que tout ça c'était de la crotte, que tout était monté, que ça ne tenait pas debout. Et on s'est rendu compte qu'on était un guignol avec une cape achetée chez Auchan et un bout de plastique vert en guise de sabre-laser (à la con).

Parce que la force, c'est trop cool, ça permet de coucher.

Puis on y a recru. On s'était fait avoir par l'autre enfoiré, là, Cigish. Normal qu'il nous ait fait du mal, ce gros connard. il est maléfique. Hé, CQFD, les gars. On est juste tombé sous l'influence d'un maître Sith véner, et on a failli tomber du côté obscur de la force. Mais non. Mais oui. Rhahahaha, on sait plus ! On est trop manipulé !

Attention une image très subtile de la manipulation s'est glissée dans cette image, sauras-tu la retrouver ?

Et puis, même, nous aussi on est écrasé par un quotidien avenant comme un matin de printemps froid dans un bouchon de périphérique blême menant à un travail tiède dans le hangar d'une zone industrielle d'une banlieue en crise du Nord-Est de la France.

Nous aussi on aimerait bien pouvoir s'évader cinq minutes de tout ça en se défoulant un peu.

Nous aussi on aimerait trop avoir un perso.



Plus que d'y croire, on aimerait y croire.

BREF.

À chaque fois que Florence Dupré la Tour rentrait ou sortait de son personnage, nous rentrions ou sortions de son univers. Et nous avons pu expérimenter cette sensation d'y croire, puis de se rendre compte que ce n'était finalement qu'une fiction, puis de se reprendre au jeu, etc.

Florence Dupré la Tour nous a permis de nous immerger dans ce qui fait le sel d'un récit : perdre pied et confondre réalité et fiction. Y croire.

En partant d'une base autobiographique, l'auteure en est arrivée à une apologie du récit de fiction.


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