jeudi 7 novembre 2013

La bande dessinée est remplie de gens qui parlent.

Daniel Clowes nous montre la vraie façon d'interagir d'un texte avec un dessin, et tout ça le long de plein de belles pages à l'italienne.

(Attention, y en a beaucoup !)










Daniel Clowes, Mister Wonderful, Pantheon Books & éditions Cornélius (avec l'aide de Barbara Le Hin & Emilie Le Hin)


Alors, attention, révélation !

J'espère que vous êtes bien assis !

La seule différence notable entre un texte et un dessin, c'est que, quand on lit un texte, cela signifie que quelqu'un s'adresse à quelqu'un d'autre !

Je sais !

Quel choc !

J'avais prévenu !

Je vais arrêter d'utiliser des points d'exclamation, ça va devenir lourd !

SI JE RÉSUME...

Quand il s'agit d'un narratif, en général, c'est l'auteur qui nous parle. (« Au fait, je te l'avais pas dit, petit lecteur fébrile, mais la peur étreint le cœur de Philip Mortimer... Hé oui !... Dingue, non ? »)

Quand il s'agit d'un phylactère, en général, c'est un personnage qui s'adresse à un autre personnage. (« Salut Françis, ol'buddy, comment vas-tu depuis que nous avons découvert l'Atlantide ? » « La routine, Philip, sacré vieux coquin de mon cœur, la routine... Je m’apprête à aller au japon pour lutter contre une armée de robots à ton effigie. » « Rien de bien alarmant, donc... » « Que nenni, vieille branche. »)

NE ME FAITEs PAS DIRE CE QUE JE N'AI PAS DIT.

(Dans le cas du dessin, bien sûr, il nous communique un message, mais de manière indirecte, par la représentation, non pas par une interpellation, non pas par un discours direct.)

NE FINASSEZ PAS ! VOUS VOYEZ BIEN CE QUE JE VEUX DIRE !

Il y a pourtant un cas particulier pour lequel le texte et le dessin se rejoignent : le moment où ce que dit le texte est moins important que ce qui est caché sous les mots et que l'on comprend intuitivement (le rythme du texte, sa position dans l'image, la façon qu'il a d'interagir avec l'image en disent plus que le sens intrinsèque du texte).

ALLONS BON...

En général, à ce moment, le texte devient une composante à part entière de l'image et de la case (et non plus un truc un peu à part qui se lit différemment d'un dessin). Le texte aide le dessin, le dessin aide le texte. Le texte fait partie du dessin, le dessin fait partie du texte. C'est la symbiose !

PRENONS UN EXEMPLE :

Oh ! My ! God !

Un exemple soft (pour le moment).

Dans le cas de cette case, le texte amplifie sa signification par la répétition (le personnage ne peut penser à rien d'autre), par l'empilement de la même phrase (l'esprit du personnage sature) et par le point d'exclamation à la fin de la troisième phrase (la panique s’accroît de plus en plus).

Avec l'image, on comprend que le personnage angoisse. Avec la répétition, on comprend que c'est le bordel dans sa tête et donc qu'il stresse encore plus qu'on pourrait le croire.

Le dessin veux dire « Fichtre ! », le texte veut dire « Nom d'un ptit bonhomme ! », la répétition du texte veut dire « Je panique et je n'arrive plus à me concentrer. » Le sens du texte (assez pauvre) est moins important que sa répétition ou que le point d'exclamation.

C'EST DONC LA PANIQUE.

Ce que vient confirmer la suite :

« Ouha, pinaise, la bonnasse ! » 
(De l'intérêt de ne pas pouvoir lire dans les pensées des gens à un premier rendez-vous.)

La grande case veut dire que le personnage est tout tourné vers la découverte de cette charmante femme et les textes nous apprennent que c'est bien le bordel dans sa tête et qu'il n'arrive à rien formuler de très intéressant (« Dis quelque chose ! »). Pour en rajouter une couche, le fait que les pensées du personnage nous masquent les paroles du rencard nous permet de comprendre qu'il est tellement stressé qu'il n'arrive pas à se concentrer sur ce que dit la délicieuse personne en question.

On a donc trois niveaux :
  • Le dessin (qui est gros, qui est grand, qui est un portrait, qui dit que Marshall est subjugué).
  • Le texte (qui est multiple, et qui dit textuellement que Marshall n'arrive pas à se concentrer).
  • Le texte combiné au dessin (qui se place sur la bulle et nous dit que Marshall est tellement peu concentré qu'il n'entend même pas ce qu'on lui dit).

Cette « focalisation interne » dans la tête de Marshall (avec utilisation combinée des textes et des dessins) se décline ensuite sous une autre forme :

LA CONTRE-ATTAQUE DES NARRATIFS JAUNES.

Les classiques bulles de pensées, aussi vieilles que Tintin.

Les moins classiques bulles-de-pensées-mais-en-jaune-et-on-dirait-des-narratifs.

Là, c'est complesque... On dirait un narratif... Pourquoi l'auteur fait ça ?

Parce que c'est plus un commentaire de Marshall sur sa propre vie qu'une pensée instantanée et involontaire. Plus un « En y repensant et tout bien pesé, je suis vraiment une grosse merde. », qu'un « Tiens ! Ça me gratte ! ». La seule différence avec un narratif, c'est que c'est le personnage et non l'auteur qui en est la source. Mais, tout comme le commentaire omniscient de l'auteur qui domine ses personnages, c'est un commentaire qui est hors de l'action, qui surplombe l'action et la commente : « Hum... En prenant du recul, je vois bien que je suis un sacré gros loser tout pourri. ».

Ce que l'on retrouve dans cette case :

La situation et le moral n'ont pas l'air de s'améliorer...

Ici, le cadre jaune est bien une bulle de pensée (une pensée qui se superpose littéralement à ce que dit Marshall) mais c'est également un narratif qui commente la situation en train de se dérouler.

BON. MAIS ATTENTION ! SUBTILITÉ ! IL Y A DES NARRATIFS EN HAUT DE CASE ET DES NARRATIFS EN MILIEU DE CASE !

Eh oui !

Quand le narratif est en milieu de case, il fait partie de l'action de la case, il est englobé dans et par le dessin. Dessin et commentaire sont sur un pied d'égalité. C'est un commentaire qui se passe en même temps que le dessin a lieu.


Quand le narratif est en haut de case, il surplombe le dessin et n'en fait pas partie. Il le snobe. Le dessin et le narratif ne se font pas au même moment. Et même, parfois, le narratif est bien pensé par Marshall alors qu'il a ses fesses vissées sur sa chaise de bar, mais le dessin n'a rien à voir avec la choucroute (le dessin est complètement différent du Marshall assis à son bar).

Apparition d'un souvenir.

Rêve d'une autre vie.

Bouffée dépressive et sentiment de son isolement.

Ouhlàlà, que ça va bien dans la vie de Marshall !

Ces trois cases montrent trois configurations possibles :

Un dessin peu réaliste quand Marshall se met à fantasmer un futur métaphorique de la loose.

Un dessin réaliste MAIS avec des couleurs bizarres (roses) quand il s'agit d'un souvenir (quelque chose qui a eu lieu, mais qui n'appartient pas à son présent les fesses vissées sur sa chaise).

Un dessin réaliste en couleurs tout ce qu'il y a de plus académiques quand il s'agit d'un espoir, ce qui se rapproche le plus de son présent, de sa situation actuelle (s'il est là, c'est bien pour essayer de pécho).

PREMIÈRE REMARQUE.

Il me semble qu'il faut en fait voir les pensées-narratifs-jaunes et les dessins comme deux entités qui se font la guéguerre : des fois, ils vont bien l'un avec l'autre, d'autres fois, ils se superposent et s'affrontent. Une guéguerre qui permet d'illustrer la perte de contact de Marshall avec le réel ou ses difficultés à s'accrocher à la conversation.

Le dessin et la pensée se superposent. Le dessin gagne. La pensée reste dans son coin et n'apporte rien au dessin.

Le dessin et la pensée se superposent. La pensée gagne, cache une partie de la case et vient contredire le sens de la bulle.

Le dessin et la pensée restent dans leurs coins. Le dessin gagne. 
La pensée n'est qu'une illustration de ce que l'on comprend déjà par le dessin, le silence, l'absence de bulle.

Le dessin et la pensée restent dans leurs coins. La pensée gagne. Le dessin n'est qu'une illustration de ce qui est énoncé.

DEUXIÈME REMARQUE.

Il y a une feinte sur les narratifs-jaunes-de-haut-de-case.

Parfois, ils ne restent pas dans leur coin et interfèrent quand même avec le dessin.


Ne vous laissez pas avoir ! Dans ce cas, on est bien dans le cadre d'un « dessin qui englobe un narratif et l'un se superpose à l'autre ».

1) L'auteur est obligé de mettre le narratif en-haut parce qu'il n'a pas de place ailleurs.
2) Il se débrouille pour qu'on comprenne que c'est malgré tout une « pensée en même temps que le dessin »
et pas une « pensée illustrée par un dessin » en faisant se superposer bulle et narratifs.

TROISIÈME REMARQUE.

Ce qui se dit, dans cette bande dessinée, est moins important que la manière de le dire.

On a compris vite fait que Marshall est super flippé, et qu'il se demande bien comment il va pouvoir assurer avec son rencard.

L'important n'est pas tellement qu'il ressasse tout ça, l'important est le mouvement de sa pensée (plus que ce qu'il pense réellement).

Par exemple :


Dans cette page, Marshall rentre de plus en plus dans ses rêveries. On passe d'un espoir plus ou moins réel, à une sorte d'allégorie de sa situation, pour finir carrément dans l'espace.

L’interpellation de la fille avec qui il a rendez-vous va lui remettre presto les pieds sur terre.

 « Qu'est-ce que c'est encore que cette connasse qui vient m'interrompre alors que j'étais tranquillement en train de me faire un petit ulcère ? »

Et le faire angoisser.


Il aura ensuite tout le mal du monde à rester concentrer.


C'est ce mouvement de la pensée du personnage, très précis, très bien décrit, qui nous rend à la fois réel la bande dessinée et le personnage principal (on voit et on comprend les différentes étapes de la pensée de Marshall) (du coup, on se rapproche, on s'identifie, on accompagne très facilement le Marshall en question, ou les pensées du Marshall en question) (on est avec lui) (« vas-y champion », « concentre-toi », « lâche pas l'affaire »).

Un personnage que l'on voit vivre non pas au travers de ce qu'il dit, non pas au travers de la manière dont il est représenté, mais dans l'interaction de ces deux éléments.

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