jeudi 24 octobre 2013

La bande dessinée est romantique.

Forest nous explique que ce qu’il aime, dans la bande dessinée, c’est y aller à fond les bananes.



Jean-Claude Forest, Hypocrite – N'importe quoi de cheval, Dargaud ou L'association.

UN PEU DE ROMANTISME DANS CE MONDE DE BRUTES.

Après que Robert Louis Stevenson (un homme qui aimait à raconter des histoires de pirates qui transpirent d’aventures en aventures), après que Stevenson ait écrit et publié Le maitre de Ballantrae, il s’est rendu compte qu’il avait poussé le bouchon un peu loin, et il a demandé à son traducteur français de corriger le tir :
[…] Je vous prie de ne pas laisser Mrs. Henry enfoncer le sabre jusqu’à la garde dans ce sol glacé – une de mes inconcevables bévues, une exagération à faire suffoquer Hugo.
Autrement dit, Stevenson s’est laissé emporter… Pourquoi donc ? Parce que c’est sa méthode de travail, toute de romantisme vêtue. Et quel est l’intérêt de cette romantisation ? Eh bien, comme le dit Novalis :
Quand je donne aux choses communes un sens auguste, aux réalités habituelles un sens mystérieux, à ce qui est connu la dignité de l'inconnu, au fini un air, un reflet, un éclat d'infini : je les romantise.
C’est donc bien le but : partir dans les exagérations les plus exacerbées pour rendre les choses les plus banales admirables et admirées.

ET C’EST LA QUE FOREST ARRIVE…

Forest fait de la science-fiction. Forest fait de la science-fiction à la Jule Verne (farfelue). Forest fait de la science-fiction à la Jules Verne dans les années 70 (psychédélique et libérée sexuellement). Autrement dit, Forest fait n'importe quoi (ou, au moins, il fait tout ce qu’il veut).

 Le vaisseau, c'est n'importe quoi.

 
Les personnages, c'est n'importe quoi.

Les dialogues, c'est n'importe quoi.

 
Les décors, c'est n'importe quoi.

Forest veut s'exprimer au maximum. Ne rien se refuser, sur aucun plan. Ni les décors, ni les couleurs, ni les dialogues, ni les personnages. Et quand je dis qu’il veut s’exprimer au maximum, bien sûr, cela veut aussi dire qu’il fait de l’expressionisme.

Des décors comme dans Le cabinet du Docteur Caligari, de Robert Wiene.

Bref : c'est rock 'n' roll. Et « rock 'n' roll », au XIX° siècle, ça se disait « romantique ».

Forest veut ainsi donner une nouvelle saveur à tout. Ne jamais tomber dans le convenu. Donner « à ce qui est connu la dignité de l'inconnu » pour permettre de faire naître dans les « réalités habituelles un sens mystérieux » et enfin capter « un reflet, un éclat d’infini ».

Nous avons donc, par exemple, ce fameux rabot-de-l’espace. Cet objet est bien une « chose commune » à laquelle Forest donne un « sens auguste » (un rabot qui parcourt l’infini). C’est aussi une manière de donner « aux réalités habituelles un sens mystérieux ». C’est enfin une façon de donner « à ce qui est connu la dignité de l'inconnu ».

 Ce rabot est un sommet de romantisme.

Nous pouvons encore regarder l’exemple de cette partie de belote qui prend des dimensions toutes wagneriennes… Là encore, il s’agit de donner aux « réalités habituelles » (une partie de cartes à la noix) « un sens mystérieux » (des éclairs titanesques) pour, au final, faire éclore « un éclat d'infini ».


Faut pas emmerder les dieux en les contrant à la belote.

Le but de cette « romantisation » n’est pas compliqué : en donnant à tout la taille d’un titan (un objet ménagé dans les espaces infinis ; un jeu de carte du point de vue de Zeus), n’importe quel élément, n’importe quel évènement devient digne d’intérêt. Et on doit donc lui consacrer du temps. On ne peut pas négliger le moindre gond de porte. Parce que si on le néglige, eh bien ça se verra, puisqu’il a la taille d’un titan.

Du coup, l’auteur, en se plaçant dans ce système, est poussé à prendre en compte le moindre élément. Il doit accorder une attention particulière au moindre bout de décor, à la moindre boucle de cheveux, à la moindre phrase prononcée l’air de rien.

Cercle vertueux du romantisme (à rétroaction multi-séquentielle).

(C’est pas exactement le sujet ici, mais c’est un peu la même chose qui pousse Victor Hugo – pape du romantisme à la française – à prendre comme héros des « misérables » ou un boiteux mi-aveugle mi-débile qui fait sonner des cloches. Ces personnages sont des gonds de portes de la grande Histoire auxquels Hugo accorde la même attention qu’à Napoléon.)

LE DIALOGUE, CE GOND QUI S’IGNORE.

Exemple d’un dialogue digne d’intérêt, parce qu’il est romantique, parce qu’il est noble, etc., etc.

Un des gonds sacrément négligé en bande dessinée, c’est le dialogue.

Il n’est d’ailleurs pas négligé, en général. Il est juste plat. Mais alors, plus plat qu’une sole meunière. Les scénaristes essayent en général d’écrire des dialogues très « transparents » pour ne pas choquer le lecteur, pour ne pas le déranger dans sa lecture, pour favoriser la fluidité de l’ensemble. 

Alors je dis certes. Mais d’un dialogue transparent-c’est-fait-exprès-t'inquiète-je-maîtrise à un dialogue mauvais-sans-personnalité-j'm'en-fous, il n’y a quand même pas loin. Qui est presque devenue une norme. (Le dialogue est réellement devenu un gond de la bande dessinée. Indispensable, pourquoi pas bien huilé, mais auquel on ne pense quasiment jamais.) (Certains auteurs en oublient même, parfois, qu’un dialogue, plat ou vallonné, ça se travaille.)

Chez Forest, point de tout cela… Lui, sa personnalité, il la met à fond dans tous les éléments de sa BD. Ses dialogues sont donc très marqués, très spéciaux, très étranges. Ils ont une réelle personnalité. Une réelle valeur. (Pourquoi ? Parce qu’ils sont nobles. Pourquoi ? Parce qu’ils sont dignes d’intérêt. Etc. Etc.) (Forest traite ses dialogues comme Hugo traite ses Misérables.)

Est-ce-que c’est bien ? 

Pas forcément, au vu des lecteurs souvent désarçonnés par cet auteur. 

De fait, le dialogue plat a réellement l’intérêt de faciliter la lecture. Le dialogue de Forest, comme le dessin de Forest, comme l’univers de Forest, nécessitent qu’on fasse un (gros) effort pour plonger dedans. Donc, bon, c’est un peu suivant notre humeur du moment, je suppose. (Moi, je m’en fous, je suis toujours d’excellente humeur pour du Forest.)

MAIS REVENONS A NOS GONDS.



 Bon, on aime, on aime pas, mais y a du boulot !

Dans ces phylactères nous avons des niveaux de variations de tout partout :
  • Dans les registres de langue (souvenez-vous de vos cours de collège : familier, courant, soutenu).
  • Dans le vocabulaire utilisé (parfois vernaculaire, parfois argotique, parfois à la limite du Shakespearien).
  • Dans les figures de style (anaphore, hyperboles, comparaison, et on pourrait étendre ça aux dessins qui font eux-mêmes les malins).
  • Dans l'écriture poétique qui fait attention à la musique du dialogue. (C’est toujours difficile à expliquer, mais bon, je me lance.) (Le « çavasavasavasavasavasava », outre qu’il est originalo-rigolo, permet de scander la colère de l’héroïne ; c’est un screugneugneu qui veut dire quelque chose, et qui permet d’enchainer. Le « Passe les détails ! », court, est encore en colère. Le  reste du phylactère, assez long, montre que le ton change. La phrase suivante « Ne vous agitez pas comme ça, Brise-Bise […] », avec des virgules, des pauses, et des points de suspension, montre qu’elle est définitivement passée à autre chose.) Ça a donc l’air d’être de la pure fantaisie, et c’est très réfléchi.

Parce que, oui, bien sûr, c’est très réfléchi.

D'ailleurs, les dialogues ne sont pas les seuls à aller dans ce sens. Tous les éléments de la bande dessinée vont vers le foutraque, l'excessif, bref, le romantique.

Œuvre totale, avec trois bouts de ficelles coups de pinceaux.

POUR QUOI FAIRE ?

Au final, les dialogues sont vivants, spontanés, changeants, hétérogènes, inattendus, rebelles (allons-y carrément). Les personnages font quelque chose et, la minute d'après, ils changent d'avis et d'intérêt, donc les dialogues font de même. Ils se répètent. Ils partent dans un sens puis changent d’avis et partent dans l'autre. Ça n'a ni queue ni tête.

La bande dessinée et son dialogue deviennent une sorte de corps hétérogène, inattendu ; qui demande au lecteur de se positionner par rapport à cet objet bizarre.

Pour le coup, on n’est pas « dans » la bande dessinée. On ne plonge pas dedans. On est face à elle.

La vie des personnages, la versatilité de leurs dialogues, c’est la vie du récit, c’est la vivacité de cette bande dessinée, de ce corps, de ce presque-personnage que nous observons.

Nous percevons ses pensées, ses mouvements d’humeurs, ses bizarreries. Et on essaye (ou pas) de les comprendre ; ou au moins de les apprivoiser. On essaye de se faire un ami du livre. On papote avec lui. « Tu pousses le bouchon un peu loin, là. » « Tu me saoules. » « Ha oui, j’avais pas vu ça comme ça… » « Cool, ton idée. » « Attends, là, tu vas un peu vite pour moi… »

La bande dessinée elle-même devient LE personnage que nous apprenons à connaître, que nous suivons. Un personnage fantasque, extrême, enfiévré. Un personnage romantique.

4 commentaires:

  1. Ce rabot me fait penser au bistro italien volant, dans la Vie, l'Univers et le Reste : autre sommet du romantisme dans les étoiles, mais aussi carrément n'importe quoi. Merci le Zouave pour cette redécouverte de Forest (lâchement abandonné dans les bacs à bédés de la bibliothèque de quand j'étais gamin, justement pour cause de trop de n'importe quoi).

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    1. Oui, en général, Forest, c'est un peu trop perché. Quand on est jeune, on s'y paume assez vite. On le découvre : redécouvre mieux une fois adulte.

      Je ne sais pas si Forest avait conscience de cet aspect de son boulot, lui qui rêvait de "refaire le coup de Jules Verne" avec moult émerveillements enfantins.

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  2. Ah Forest... je l'ai lu dans les années 80 quand j'avais 20 ans et je devrais y revenir maintenant que j'en ai 50. Par contre je ne suis pas sûr que le fait de "rentrer" ou pas dans Hypocrite soit une question d'âge. En effet, lorsque "N'importe quoi de cheval" a été publié dans le Pilote des années 70, René Goscinny, encore rédacteur en chef de l'hebdomadaire avait déclaré : "Ça sert à quelque chose de s'appeler Forest. Si quelqu'un d'autre que vous m'avait proposé ça, je l'aurais refusé" (source : "Le livre d'or du journal Pilote", Dargaud, 1980).

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    1. C'est vrai que Forest est le paria par excellence. Il n'a jamais réussi à se gagner une place confortable (bon, sauf au moment de Barbarella). Il était reconnu par certain, mais il n'a jamais était la star qu'il aurait pu prétendre être... Et c'est même allé de pire en pire au cours de sa vie.

      Si même Goscinny le trouvait trop biscornu (chose que j'ignorais)... C'est la fin des haricots...

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