jeudi 11 avril 2013

La bande dessinée fait son artiste.

F’murrr nous explique comment faire de l’art, mais surtout, comment faire de l'art de qualité.



F'murrr, Le génie des alpages –  tome 13 – Cheptel maudit, Dargaud

Il faut bien avouer que la double planche présentée ci-dessus est peut être ce que je connais de F’murrr que je comprends le moins. 

J’y panne rien de rien. Mais vraiment.

Et c’est, quelque part, le but.

(On pourrait dire que si je ne comprends rien, c’est parce que je suis débile, mais, allez savoir pourquoi, je n’aime pas cette solution.)

JE M’EXPLIQUE.

Selon mon Grand Larousse illustré 2005, l’art est destiné à « produire chez l’homme un état de sensibilité et d’éveil plus ou moins lié au plaisir esthétique ». C’est drôlement bien dit. 

Le problème, dans le cas d’une œuvre d’art, c’est de faire perdurer cet « état de sensibilité et d’éveil »


Comme disait Frank Capra, l'art, c'est comme l'amour : quand c'est bien, c'est formidable ; quand c'est bien et que ça dure longtemps, c'est encore plus formidable... (Je cite de manière très très libre.)

Faire en sorte que les sensations éveillées par une œuvre d'art habitent le lecteur durant un laps de temps plus long que la moyenne, voilà une des grandes affaires des auteurs et des lecteurs.

  • Ce phénomène, nous le connaissons bien quand, après avoir lu un livre, on le repose sur la table basse en marmonnant avec une mine satisfaite un « Ça ! C’est un bon bouquin… », alors que les sentiments nés de sa lecture nous habitent toujours, et que nous en profitons encore.
  • Sacha Guitry lui-même vient illustrer tout cela avec sa fameuse phrase : « Quand on a entendu du Mozart, le silence qui suit est encore du Mozart ». Quand une œuvre d’art est suffisamment forte, elle se prolonge dans le temps, après sa fin.
  • Les fans ne font rien d'autre, quand ils parlent durant des heures de telle ou telle œuvre, simplement pour le plaisir de ré-évoquer, de faire durer à nouveau les sensations éveillées lors de la lecture...
  • Les auteurs ne font rien d'autre quand ils se crèvent la paillasse, comme F'murrr, sur leurs pages de bande dessinée.

Bref. Nous aimons quand l’art se prolonge…

ET UN BON MOYEN DE LE PROLONGER, C'EST DE LE COMPLEXIFIER...

Comme c'est la journée des exemples, on va donc citer l’œuvre de Georges Perec, qui prend un malin plaisir à construire des systèmes dans lesquels se croisent des références qui ne devraient pas se croiser. Il suffit de lire une partie de la table des histoires de La vie mode d’emploi pour le comprendre :

La cantatrice exilée de Russie suivant Schönberg à Amsterdam.
Le petit chat sourd aux yeux vairons vivant au dernier étage.
Le crétin chef d'îlot faisant préparer des tonneaux de sable.
La femme avare écrivant ses moindres dépenses dans un cahier.
Le faiseur de puzzles s'acharnant dans ses parties de jacquet.
La concierge prenant soin des plantes des locataires absents.
Les parents prénommant leur fils Gilbert en hommage à Bécaud.
L'épouse du Comte libéré par l'Ottomane acceptant la bigamie.
Etc…

Ça mélange tout avec tout… Ça fait voyager…

Raconter l'histoire de l'épouse d'un Comte… Bon. Raconter l'histoire de l'épouse d'un Comte libéré par une Ottomane… D’accord...  On commence à se poser des questions. Raconter l'histoire de l'épouse d'un Comte libéré par une Ottomane qui accepte la bigamie… Hum hum… On déclenche la turbine à synapses pour essayer de relier les différents éléments bizarroïdes...

Plus on rajoute de couches, plus ces couches sont en mesure d’accrocher le lecteur et de l’envoyer sur différentes pistes. Lui faire faire des nœuds dans le cerveau.

Différents imaginaires vont se croiser. Différentes sensations vont être évoquées. Différentes connexions vont se tisser dans la tête du lecteur (en fait, Perec fait de « l’effet B » sans le savoir…).

Une fois le livre reposé, tous ces fils entremêlés seront plus difficiles à quitter, à débrouiller. L’art créé par le livre va mettre plus de temps à s’estomper.

ET DANS SES PLANCHES, F'MURRR FAIT EXACTEMENT LA MÊME CHOSE...

Le dieu du vent qui volait entre les montagnes.

Les moutons joueurs qui couraient sans qu’on sache pourquoi.

Le monde des alpages tel qu’on eut pu le voir au soleil couchant.

Les aventures du vautour qui ne savait plus voler.

Le dieu rose qui rétrécissait.

Le titre énigmatique qui n’avait rien à voir avec la choucroute.

La conclusion qui promettait des choses impensables.

Les différents éléments bizarroïdes arrivent au fur et à mesure (un vautour, puis deux, l'arrivée du dieu du vent, puis sa diminution…). Une fois qu’on a un peu compris comment marche le petit monde décrit, quelle devrait être la logique du récit ; eh bien F’murr nous désarçonne avec un nouvel élément hétérogène qu’il va nous falloir assimiler. Il s’amuse à nous mettre la tête à l’envers. A faire des nœuds dans notre cerveau. Des courts-circuits dans nos têtes. Pour que les sensations créées par ceux-ci soient d’autant plus difficiles à quitter.

L’AJOUT DES DIFFÉRENTES COUCHES N’EST PAS POUR AUTANT GRATUIT.

Ces couches ne sont pas justes là pour se la jouer artiste. Elles sont également utiles pour nous guider et contrôler différentes dimensions du récit :
  • Le rythme de lecture. D’abord aérien, avec de grandes traînées de vent et des VOUFFFFFF qui prennent du temps, il devient plus cadencé quand le dieu du vent change de forme, rapetisse  se met à marcher (difficile d'être aérien en marchant).
  • Les manières dont on reçoit une case (avec un fort impact esthétique, ou avec plus de naturel, de banal, d'habitude).
  
Surgissement d’un élément étrange.

Case plus banale si on est habitué aux moutons qui font du footing.

  • La manière dont on décortique les cases. Il y a des cases avec un sujet et d’autres qui en possèdent  trois. Il y a donc des cases facilement lisibles et d’autre plus compliquées à déchiffrer, qui seront plus lentes. Des cases, si on veut, intellectuellement plus lentes à comprendre, et qui paraîtront alors temporellement plus lentes dans le récit (si vous comprenez cette phrase vous recevez le droit de lire L'être et le néant).

Case lente avec plein de sujets différents : le mouton, le vautour, le dieu.
(Alors qu’on sait même pas ce qu’ils foutent tous là.)

Surgissement d’une figure mythologique. Case beaucoup plus rapide.

Pour résumer : l’apparition des différents éléments, des différentes couches, cadence le récit en même temps qu'elle nous met la tête à l'envers.

OUI D’ACCORD MAIS POURQUOI TOUTES CES COUCHES ?

Pour la bande dessinée qui nous occupe, il n'y a pas vraiment de récit. (Ça parle de quoi, finalement, ce truc ? Mystère... L’histoire n'a pas de morale, presque pas de chute, aucun développement, puisque c'est la simple répétition d'une seule action étrange. Bref. C'est la chienlit.) 

Du coup, comme il n'y a plus vraiment de sujet, de signification, de cohérence narrative, etc. (utilisons les grands mots, ça peut pas faire de mal) le lecteur se rattrape à ce qui lui reste : le dessin, son trait, l'impact direct de chaque case, la composition, la beauté du dieu du vent, l'attitude recherchée des moutons coureurs, l'épure du décor, les couleurs.


Le lecteur va mieux explorer chaque case. Mieux dépiauter chaque élément.

Bref, la bande dessinée de F’murrr va mieux « produire chez l’homme un état de sensibilité et d’éveil » (éveil aux différents éléments de la BD). (Ou alors il va le barber, des fois ça marche, des fois ça marche pas.)

En supprimant la couche superficielle du récit, F’murrr aide le lecteur à regarder sa bande dessinée comme un presque tableau abstrait, se concentrant sur l'essence même de ce qu'est ce tableau, sans être parasité par un message, uniquement tourné vers les sensations naissant de cette bande dessinée.

F’murrr aide le lecteur à regarder sa bande dessinée comme une pure œuvre d'art.

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