Ici, toute la page est organisée pour mettre en valeur le rêve dans lequel Tintin va plonger. On y entre petit à petit. Quand on y est, on en profite. Puis on en sort doucement.
Vous pouvez pas vous planter : ce qui est important est au milieu.
Nous avons donc, dans l’ordre :
- La définition de la situation et du mode de narration.
(Je vais y revenir, parce que, dit comme ça, je suis d’accord, c’est assez obscur.)
- La transition vers le rêve via les fumées.
- Le rêve en lui-même.
- Un palier de décompression qui nous permet de repasser du rêve à la réalité.
(Je vais revenir sur ça aussi.)
- Une fin en forme de transition vers une page et une situation nouvelle.
LA DÉFINITION DE LA SITUATION ET DU MODE DE NARRATION.
Tactique de sioux pour présenter les enjeux.
Dans ce premier strip, c’est pas bien compliqué, on ne voit que deux choses : Tintin qui pense, et des cigares. Il va falloir vous y habituer, parce qu’en fait, ce seront les mêmes thèmes durant un bon paquet de cases.
Hergé sait qu’il est difficile de rendre lisible un rêve. Il sait que, dans ce contexte, les cases s'enchaînent de manière beaucoup plus abrupte, avec des liens beaucoup plus diffus. (C’est un rêve, quoi : on a beau être dans un ascenseur en direction de la Lune, tout d’un coup, on s’aperçoit qu’on a pas de pantalon. C’est abrupt.)
Donc Hergé pose des jalons qu’il réutilisera ensuite. Des objets qui vont marquer la continuité entre les différentes cases : Tintin et des cigares.
Suivez Tintin. Ou les cigares. Ou la fumée. Enfin, suivez, quoi…
La continuité de l'action est marquée par les cigares (réels au début, figurés par la fumée ensuite, rêvés sur la fin)… (Qu’est-ce qui se passe ? Bin, Tintin trouve des cigares, est noyé par la fumée, fumée qui le fait rêver de cigares).
Le sujet de l'action, c'est Tintin. (Il prend les cigares, subit la fumée, rêve des cigares.) Et nous n'allons pas le lâcher d'une semelle durant toute la page. Mieux : nous allons rentrer dans sa tête.
EH OUI PARCE QUE TOUT ÇA, C’EST DE LA FOCALISATION INTERNE, BIEN SUR !
Petit intermède informatif :
Quand on raconte une histoire, on peut être en « focalisation zéro » (point de vue de Dieu qui sait tout), en « focalisation externe » (point de vue d’un chum assis à côté et qui regarde la scène), ou en « focalisation interne » (point de vue du personnage).
Eh bien, ici, on est très nettement en focalisation interne : dans la tête de Tintin.
Hergé nous fait d’abord partager ses pensées grâce aux phylactères (« Je me demande… », « Je comprends… »), alors que la deuxième case est carrément une vision subjective de Tintin.
Puis, tout naturellement, les narcotiques faisant effet, on en arrive à carrément partager ses rêves.
Plus focalisation interne, tu meurs.
Puis, tout naturellement, les narcotiques faisant effet, on en arrive à carrément partager ses rêves.
Tintin parle tout seul, le pauvre. Puis les rêves de Tintin parlent tous seuls.
Hergé organise donc la transition entre la réalité et le rêve. On était déjà habitué à partager les pensées de Tintin. Ça ne nous choque plus quand il faut se coltiner aussi ses rêves. Les enchaînements entre cases seront plus difficiles, d’accord, mais nous avons déjà été préparés, conditionnés à les remettre dans leur contexte (c’est dans la tête de Tintin, c’est normal que ce soit le bordel).
LE RÊVE, LE BORDEL.
L’Egypte, terre de contrastes.
On commence soft. La présence de la fumée s’accroît. Elle sera présente durant le reste de la scène et nous dira à nous, lecteur : « Arrête de râler, tu vois bien que c’est le rêve. Fais plutôt un effort pour comprendre ce qui se passe. »
Et, de fait, cette case est une parfaite introduction, puisqu'elle nous présente Tintin et Milou, couleur de fumée, prisonniers de bandelettes, de sarcophages, et d'ambiance égyptienne.
Les méfaits de l’alcool chez les jeunes touristes égyptophiles.
Dans cette seconde case, Tintin perd de la place en même temps qu'il perd de ses forces. Le rêve prend de l'ampleur dans son esprit.
L'ambiance égyptienne est conservée (on passe des sarcophages au dieu Anubis) et permet de raccrocher les wagons. La présence tintinesque se maintient aussi (tintin emmailloté en case précédente, un parapluie de Philémon Siclone ici), mais elle est moins forte.
Le GHB avant le GHB.
Vous aviez dit Philémon Siclone ? Eh bien justement le voilà. Comme continuité, on ne fait pas mieux. Apparaissent également les Dupondt (mais on s'en fiche un peu) et des tas de cigares (ce qui est plus intéressant).
(Souvenez-vous, ces cigares nous disent : « Non mais ne vous inquiétez pas, on est toujours au même endroit, on est toujours dans cet espèce de grand tombeau inquiétant. Tintin est toujours en train de tomber dans les pommes à cause de la fumée narcoleptique. Ne fuyez pas. »)
Le GHB après le GHB.
Au final, le rêve, lui, finit petit à petit son travail d'engloutissement et se permet de balader directement Tintin dans sa petite personne. Le « vrai » Tintin a disparu. On ne voit plus que le Tintin qui rêve de lui-même. On ne voit plus qu’au travers du rêve dans la tête de Tintin (comme, au début, on ne voyait plus les cigares que par les yeux de Tintin).
Ça n’a pas l’air, mais ces deux images sont identiques.
ET CE N’EST PAS FINI.
Tant qu’à faire, Hergé profite de cette « logique de rêve » pour forcer des transitions pas évidentes.
ALORS ATTENTION ACCROCHEZ-VOUS, PALIER DE DÉCOMPRESSION.
Hergé utilise les capacités de la bande dessinée en poussant certains curseurs (transitions et ruptures violentes d’une case à l’autre) à fond les bananes durant le rêve. Une fois cela fait, il en profite pour rester dans cette dynamique et l’utiliser. Nous ressentions le rêve de Tintin. Ensuite, nous ressentons son voyage.
J’ai fait un rêve bizarre…
C'EST COMPLIQUÉ A EXPLIQUER.
Mettons que vous rêvez. Bon. Vous êtes chez vous et quelqu’un propose « Et si on allait à la mer ? ». Vous trouvez l’idée excellente et, l’instant d’après, vous vous retrouvez à la mer. Vous avez la sensation d’avoir parcouru le chemin (à pied, à cheval ou en voiture), mais on ne peut pas dire que, factuellement, vous ayez rêvé de 1h30 de trajet en voiture (je veux bien que vous ayez des rêves emmerdants, mais quand même), vous n'avez qu'une vague sensation de conduite et de fatigue.
Eh bien ce phénomène, ce serait un peu comme, au hasard, Tintin qui s’endort.
Puis quelqu’un lui dit : « Tient, si on allait à la mer ? ».
Et qui s’y trouve directement.
Nous n’avons pas vu Tintin parcourir tout le chemin, mais nous en avons la sensation. Des images imprécises de mauvaise nuit et de de chameau bringuebalant nous viennent, guère plus. Comme dans un rêve, quoi.
C’est cette logique qui présidait déjà à tous les enchaînements de cases de rêve. Des enchaînements pas évidents, qu’on ne « visualise » pas vraiment, mais qui font naître la sensation diffuse de la continuité entre les cases. (Il n'y a pas de case fantôme, ici, juste des sensations générales.)
La bande dessinée, c’est comme le rugby, si on n’y comprend rien, c’est que c’est fait exprès.
Alors qu’ici les enchaînements étaient beaucoup plus carrés, plus simples, plus faciles.
Cette logique du rêve est ensuite rompue quand arrive la lumière, les pensées d’un nouveau personnage, et des liens de causalité beaucoup plus fastoches.
Il y a du changement dans l’air.
On peut alors passer à autre chose (de nouveaux lieux, de nouveaux personnages, une nouvelle action, une nouvelle page).
Ha oui, ça se confirme, il y a du changement.
MAIS ALORS POURQUOI ÇA FONCTIONNE ?
Je pense que ce travail est facilité par le fait que la bande dessinée est très bien organisée pour représenter les mouvements de la pensée, les souvenirs, les rêves, et tout ce genre de choses.
Pourquoi ? Comment ? J'essayerais d'expliquer ça au prochain message...
(Aha !)
Pourquoi ? Comment ? J'essayerais d'expliquer ça au prochain message...
(Aha !)
Encore un article remarquable. C'est toujours un plaisir de te lire.
RépondreSupprimerJe n'aurai jamais l'abattage que vous avez sur votre site, ni cette vision panoramique de la BD, mais c'est quand même très très gentil, merci...
SupprimerExcellent. Merci pour les posts.
RépondreSupprimerMerci pour le compliment :-).
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