jeudi 14 juin 2018

La bande dessinée qu'on dévisage deux fois plus.

OU EN SOMMES NOUS ?

Si je résume les chapitres précédents : en bande-dessinée, les auteurs peuvent décider de représenter leurs personnages avec un masque (peu d'expressions, mais très lisibles, très marquées, dont les changements impulsent un rythme à la lecture et servent le récit) ou être toute en hyper-expressivité chamarrée (avec des variations infimes et infinies qui donnent l'impression au lecteur de mieux connaître le personnage que lui-même et d'être un intime ; la narration est moins nette, mais l'empathie est à son max).

BIN ALORS ? IL EST OU LES PROBLÈME ?

Là où les ennuis commencent, c'est quand on forge un masque à un personnage, et qu'on veut ensuite le faire basculer vers l'hyper-expressivité. 

Bon, bin, en général, on le fait pas. 

Ça ne rime à rien, on va pas détruire tout le travail sur un visage très expressif qui nous permet de deviner la moindre variation de ses humeurs par l’apparition soudaine, comme ça, pouf, d'un masque.

Enfin, bon, comme d'habitude, il y a des exceptions, bien sûr. 
Mais pour être capable de faire de telles exceptions, il faut s’appeler Uderzo, être un des meilleurs dessinateurs de son temps, et ensuite faire de la merde avec la série qui vous a rendu célèbre, 
comme ça les gens ne retiennent que le fait que vous étiez un peu gaga sur la fin et pas que votre dessin défonce tout le monde.

MÊLER LES DEUX MÉTHODES.

Non ce qu'on fera, plutôt, c'est accoler au personnage à masque un personnage hyper expressif, comme ça, ils se complètent, et chacun prend en charge les points forts des deux méthodes. C'est win-win.

D'où le nombre incalculable (enfin, bon, je dis ça, c'est une hyperbole, c'est calculable en fait, mais c'est juste que j'ai la flemme) de duos de personnages principaux, l'un sage, l'autre fantasque.




Il y a des tas d’exemples, et non des moindres !
(Apparemment, quand on est expressif, on garde la bouche ouverte.)

Ils se partagent le boulot. L'un supporte le récit (on est trop à fond avec Johan quand il donne des coups d'épée), l'autre apporte l'émotion (on rigole trop avec Pirlouit quand il donne des coups de casserole) (pourtant, il font la même chose, mais dans leurs registres respectifs). Au final, le lecteur sera à fond tout le temps (dans l'action, dans l'émotion,), et tous les effets en seront décuplés.

QUAND ON PART D'UNE BANDE DESSINÉE MASQUÉE.

En général on ajoute au héros masqué un copain bien plus fantasque, aux traits plus caricaturaux, avec en général un caractère bien trempé.

Les traits caricaturaux sont là pour le rendre automatiquement expressif. Il est déjà, en quelque sorte, déformé. Il pourra se déformer encore plus sans aucun problème pour exprimer toute les émotions qui le traversent.

C'est comme ça que Pirlouit est devenu une espèce de nain de jardin avec le nez de la taille d’une pastèque et des jambes plus courtes que celles de E.T..

Le caractère bien trempé (en général soupe-au-lait, mais il peut aussi être boute-en-train, l'important étant qu'il soit donc en-trois-mots) est là pour décrire un personnage sans filtre, qui dit tout ce qui lui passe par la tête automatiquement. Comme ça, son côté exubérant est moins choquant dans le cadre d'une bande dessinée masquée. C'est juste qu'il est un peu zinzin, aime faire son intéressant, ou est atteint d'un Gilles de la Tourette.

C'est comme ça que Pirlouit gueule sur tout le monde toute la sainte journée (pendant que Johan garde sa mono-expression : il fronce les sourcils) (il est comme ça, Johan).

(C'est vrai que, quand on y pense, si on construisait un personnage à la fois hyper-expressif et hyper-timide, bon, bin, on serait pas super avancé et ça ne mènerait pas à grand-chose de bien passionnant.)

ALORS, BIEN SÛR, IL NE S'AGIT PAS DE FAIRE N'IMPORTE QUOI.

Le personnage exubérant doit malgré tout rester dans les clous de ce qu’on pourrait appeler la « charte graphique » du récit. Ne pas être trop déformé. Ne pas être trop gueulard. (Autrement dit : Gaston La Gaffe chez Blake et Mortimer, ça le fait pas.)

Pour à la fois pousser au maximum les possibilités du personnage et retenir les chevaux, les auteurs vont donc utiliser toutes les possibilités offertes par la bande dessinée (ce medium merveilleux).

Déformation des textes. Ajout de signes extérieurs d’agitation. Expression corporelle.

Et c’est toute la magie de la bande dessinée de pouvoir superposer tellement de niveaux différents d’écriture (le dessin, la chorégraphie entre les personnages, le texte, la forme du texte, les signaux qui ressemblent plus à des panneaux de signalisation qu’à autre chose) pour maintenir un ensemble cohérent.

CHEZ LES PERSONNAGES HYPER-EXPRESSIFS.

Peut-on faire de même (un mélange des deux méthodes) dans une bande-dessinée qui a fait le pari de l’hyper-expressivité ?

ÉCOUTEZ, A PRIORI, OUI, Y A PAS DE RAISON, SI ON Y ARRIVE DANS UN SENS, ON PEUT BIEN Y ARRIVER DANS L’AUTRE.

Seulement, ce sera par une méthode très différente.

Parce qu’insérer un personnage à masque (inexpressif) parmi une foultitude de personnage totalement débridés peu vite le rendre, par contraste, antipathique. Ou au moins l’exclure du mouvement général du récit. (C’est le phénomène de Boulier dans Gaston, qui a toujours sa même tête de coincé du cul et qui est donc unanimement considéré comme un gros con par n’importe quel lecteur.) (Ou de Moe, dans Calvin et Hobbes.)

Watterson fait exprès de cacher les yeux de Moe, pour le rendre encore moins expressif, et donc encore plus méchant.

C'est quand Boulier se déride, à la fin de la page, qu'on commence à l'apprécier.

Un personnage expressif au milieu de personnages à masque accélère le mouvement du récit, a un apport positif, ne peut être qu’apprécié. Un personnage à masque au milieu d’une bande dessinée virevoltante passe pour le boulet de service qui saoule tout le monde.

C'est une méthode qui peut donc être tentée, si on veut construire un personnage de méchant antipathique.

SI ON VEUT PAR CONTRE UTILISER UN PERSONNAGE QUI NOUS EST SYMPATHIQUE.

Il faut simplement prendre un personnage expressif et, parfois, lui faire prendre un masque, puis le rendre à sa vraie nature d'hyper-expressivité. Le masque devient une sorte d'étape, qui ne détruit ni ne marque le personnage. Le tout est qu’il ne reste pas trop longtemps coincé dans son aspect masqué, et revienne assez vite à la souplesse d’expression qui le caractérise. Dans ce cas-là, pris dans le flux, on switche de l’un à l’autre sans même sans apercevoir. Et il conserve notre sympathie. 

ENCORE MIEUX !

Sa capacité à passer du masque à l'hyper-expressivité, sa rapidité de mouvement, son aspect mouvant, changeant, accroissent la vitesse de lecture de la bande dessinée. Sans compter que le passage en mode masqué devient une méthode pour marquer une césure, un changement brutal, et accroître un effet (souvent comique) (mais parfois pas).

QUESTION DE RYTHME.


Le masque matérialisera un changement. Un changement profond, une réaction forte, voir un renversement de la situation. Donc 1°) on établit cette situation, on la répète avec ses variations, puis, 2°) bam on la rompt avec l’apparition d’un masque, 3°) bim effet comique ou dramatique assuré. (Notons que ça peut marcher dans l’autre sens aussi : 1°) répétition du masque, 2°) rupture de la situation et retour vers l’hyper-expressivité, 3°) bam, bim, boum, pouêt, tsoin-tsoin.

Deux cases hyper-expressive, et pouf : un visage qui représente plus rien.
Suivies de deux cases hyper-expressive, et pif : un visage qui représente plus rien.
Trondheim utilise les changements hyper-expressivité / masque pour rythmer son histoire.

(Bon, en vrai, j'avoue, je en sais toujours pas si Trondheim fait des bandes dessinées expressives ou à masque. les personnages changent tout le temps d'expressions (hyper-expressivité), mais ces expressions sont très marquées et stéréotypées (un peu comme des masques). Chez Trondheim, les personnages sont masqués, mais changent de masques à la vitesse du son. C'est son style. (D'ailleurs, quand il fait des personnages plus doux, moins hystériques, bin, c'est de la merde ça marche moins bien.)

BON. DONC. HEIN. SI ON RÉSUME.

On peut très bien utiliser une tactique du masque. On peut très bien utiliser une tactique de l’hyper-expressivité. Et on peut très bien utiliser une technique mixte. On peut tout faire (la bande dessinée, c’est le libre arbitre du vivre ensemble de la start-up nation). Le tout est de connaître les forces et faiblesses de chacun pour le exploiter au mieux de leurs possibilités. (Franquin qui essaye de travailler sur le rythme de son récit, bin ça donnerait des trucs horribles. personne ne veut voir ça.) (Imaginons un instant que Jason veuille faire du Gaston La Gaffe, bin, bon, non, ne l'imaginons pas, ça va m’empêcher de dormir cette abomination.)

COMME D'HABITUDE.

Le champ d'application des bandes dessinées est infini, encore faut-il avoir l’intelligence de comprendre ce qui convient à chacun.



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