jeudi 31 mai 2018

La bande dessinée qu'on dévisage.

COMMENÇONS PAR UNE PETITE BLAGUE, ÇA VA METTRE TOUT LE MONDE DU BON PIED (CETTE PHRASE NE VEUT RIEN DIRE).

Un truc essentiel, évident, totalement évident, comme le nez au milieu du visage, c'est, justement, le visage des personnages (avouez que vous aviez vu venir ma petite blagounette) (non) (vous me décevez) (juste un peu, pas beaucoup, attendez, je suis quelqu'un de très compréhensif).

À PARTIR DE LÀ, Y A DEUX ÉCOLES.

Celle du masque et celle de l'hyper-expressivité.

LE MASQUE.

Le masque est une image quasiment unique qui sert avant tout à identifier le personnage. Il a telle tête. Oui, c'est bien lui, c'est pas un autre. C'est un simple outil de clarté, pour ne pas perdre le lecteur, qui sait exactement qui est qui et comprend tous les tenants et aboutissants de la situation sans jamais être paumé. C'est purement technique, quoi. Une technique qui est utilisée mine de rien par pas mal de gens, et tous très différents.

Dans Tif et Tondu, c'est juste rigolo une fois qu'on a compris que Tif était le tondu et Tondu était le tiffu.


Le méchant dans Tif et Tondu est même vraiment masqué pour de vrai, lui.


Chez Jason, les masques des personnages sont presque doubles : 
ils ont un masque d'animal (qui donne une identité forte à chaque personnage), et il on un masque d'impassibilité.
Du coup, dès qu'ils ont une toute petite modification dans le visage, ça se remarque.

Dans presque toutes les bandes dessinées réalistes, les personnages portent un masque. Parce que 1°) mine de rien, c'est dur de différencier des personnages réalistes entre eux ; 2°) dans la vraie vie, on limite quand même vachement nos expressions, on n'est pas là à faire sans arrêt des grimaces pour bien se faire comprendre, limite, vaut mieux pas, sinon on nous prendrait pour un arriéré, et notre crédibilité en prendrait un coup (je déconne, je n'ai aucune crédibilité).

Enfin, on peut porter un masque pour bien appuyer le fait qu'on est  un dur à cuire qui ne desserre jamais les mâchoires. 
On est imperturbable. On est indéchiffrable. On est un vrai mec (c'est tout moi, ça).

L'intérêt du masque est qu'il rend le personnage (et donc ses actions) réalistes. Peut importe qu'on nous annonce qu'il est un irlandais espion qui a tué sept présidents des états-unis et vingt-six mille espions de cent-seize pays différents, son masque, l'aspect indéchiffrable de son visage, le rapproche d'une personne réelle, dont on n'arrive pas non plus à connaître les sentiments, sauf quand ils sont extrêmes et qu'il vous gueule dessus ou fond en larme sur vos genoux.

Le masque éloigne le personnage de nous-même mais le rapproche du réel.

LE TOUT EST DE NE PAS FAIRE NON PLUS N'IMPORTE QUOI (ET LA POLITIQUE EST LÀ TOUS LES JOURS POUR NOUS RAPPELER À QUEL POINT IL EST DIFFICILE DE NE PAS FAIRE N'IMPORTE QUOI) EN CHOISISSANT DES MASQUES COHÉRENTS AVEC LE RÉCIT.

Ce n'est pas un hasard si les personnages de Trondheim balancent toujours des petites vannes glacées et sophistiquées, c'est que leurs personnages portent des masques et qu'ils agissent donc plus comme le mec qui bouge pas un cil en balançant une vanne à froid et on sait pas si c'est du lard ou du cochon, que comme le comique troupier de service qui en fait des caisses pour appuyer son propos. Trondheim se sert des masques qu'il utilise pour appuyer et renforcer son humour.

Théodore Poussin, Tome 13, le dernier voyage de l'Amok.

A contrario, chez Le Gall, le fond est créé par le iatus / le croisement / l'opposition de style entre des gars qui ont tous plus ou moins des têtes de comptables dijonnais et leurs aventures à la Joseph Conrad (de grand marins romantiques et burinés qui en ont vu d'autres). Ils n'ont pas le visage de leurs aventures. Et c'est ce croisement inédit entre des visages lunaires et des pauses de beaux gosses marmoréen qui créent un masque à l'identité forte et singulière.

Vient s'ajouter à chaque fois une autre couche qui justifie et enrichit la tactique du masque.

BON, MAIS ON PEUT QUAND MÊME DESSINER DEUX OU TROIS EXPRESSIONS FACIALE OU C'EST COMPLÈTEMENT INTERDIT OU BIEN QUOI ?

Oui, mais pas trop.

L'intérêt du masque, justement, c'est de ne pas trop en dire. Comme ça, on reste dans le flou quant aux émotions, aux pensées, aux motivations des personnages, et on les peuple de nos propres émotions/pensées/tout ça. (J'ai déjà expliqué ça des milliards de fois avec Tintin, là, et puis là, et encore là, et, ouh mais devinez quoi, ici aussi ; désolé, je suis hyper lourd).

Si les expressions sont trop évidentes et trop variées, on va perdre le lecteur 1°) parce que j'aime bien faire des listes 2°) parce qu'on va perdre du temps à décrypter la tête du gus au lieu de se laisser porter par les émotions du récit (et c'est important de se laisser porter par ses émotions, vous lisez jamais de magazines féminins ou quoi ?), 3°) parce qu'à un moment on va ressentir la situation d'une manière opposée à ce que nous transmet le visage du personnage, on va trouver qu'il a une réaction inappropriée, on va se dire qu'il est complètement con, et on va se détacher de lui, 4°) parce que l'intérêt d'un personnage-masque, c'est l'efficacité, ou le mystère (pour séduire le lecteur) (la quasi totalité des personnages réalistes en bande dessinée sont des beaux gosses blessés qui regardent l'horizon avec un œil qui mouille).

Efficacité et mystère, avec David B., on a les deux.
Le mystère des masques à déchiffrer. Le changement de masque à chaque case, , qui rythme et précise la pensée,
qui signifie qu'on passe d'une idée à une autre, ou qu'on approfondie une idée (quand le masque se transforme ou se révèle).


Sinon, c'est dingue, je sais pas ce qu'ils ont les beaux-gosses, avec l'Océan... Mais c'est un truc qui les travaille. 
Le côté Kersauson, tout ça. Ils doivent se dire que c'est un moyen pour participer aux grosses têtes.
Et de là, c'est direct chez Hanouna. La consécration.

PLUS RARE, LE MASQUE PEUT AUSSI ÊTRE RENFORCÉ.

Pas de nuances, pas d'expressions, pas de changements. Hard core.

Bon, euh, je vous le cache pas, c'est un parti-pris assez osé, qu'on voit pas tous les jours non plus.

Alors... Si cette logique s'applique à un seul personnage dans le récit, celui-ci devient une sorte d'autiste, de gars qui flotte à côté de sa vie sans rien percuter, d'existentialiste en perdition, façon L'étranger de Camus (je balance des références culturelles au pif pour faire style que je suis cultivé).

Sinon, carrément, allons-y à fond, n'ayons honte de rien, on peut aussi utiliser un seul masque pour tous les protagonistes du récit. Dans ce cas là, c'est à nouveau hyper profond : 1°) je vous avais bien dit que j'aimais les listes 2°) personne n'a de personnalité et tout le monde se cache derrière un masque random, on est des lobotomisés, 3°) au contraire, tous les personnages sont un peu le même personnage, tout le monde pourrait être n'importe qui, ce sont les circonstances qui forgent les êtres, rien d'autre, et derrière chaque masque se cache une éventualité de nous-même, 4°) je vous avez prévenu que c'est profond, mais, genre, aussi profond que le grand bleu.


Safari Monseigneur, Ruppert et Mulot.

Chez Ruppert et Mulot, à force, on se mélange les pinceaux, on a l'impression que le personnage en mauvaise posture à telle page est celui qui se moquait d'un autre pauvre gus quinze pages plus tôt. Comme si l'action tournait autour d'une dizaine de personnages auxquels il arrivait alternativement des avanies. Cela crée, à la longue, un sentiment de pathétique. On a pitié de tous ces personnages qui ne se rendent pas compte dans quelle galère ils sont, et qu'ils vont aussi y passer.

BIEN ENTENDU, DANS LE CAS DU PERSONNAGE HYPER-EXPRESSIF, CE QUI VA SE PASSER SERA EXACTEMENT LE CONTRAIRE DE TOUT CE QU'ON A DIT (SURTOUT SUR LA FIN).

Surtout, ça se passera la semaine prochaine.

3 commentaires:

  1. Je suis désolé de ma rareté, mes je lutte contre des dieux puissants qui font rien qu'à m'embêter (les dieux Bébé-vomi et Inondation-du-sous-sol sont particulièrement motivés ses derniers temps).

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  2. L'autre jour je relisais Jason, et l'autre jour encore avant l'autre jour je lisais Chester Brown. Et j'associais les deux, tranquillement l'air de rien, de par le visage impassible de leurs personnages et la méticulosité de la construction de planches. J'expliquais cela par le fait qu'ils avaient tous deux des syndromes autistiques (Asperger ou haut niveau), signifiant une difficulté à lire à travers le visage d'autrui. (Je crois que Jason en parle dans son livre sur Compostelle.)

    Mais je n'ai lu que "Vingt-trois prostituées", "Louis Riel" et "Marie pleurait", et je suis pas sûr que Brown soit réellement autiste, alors je m'avance beaucoup pour dire tout ça de lui.

    En attendant, il manque tous les liens de tes précédents articles sur Tintin.
    (J'attends impatiemment l'hyper-expressisme, parce que j'ai dû mal à trouver beaucoup d'exemples. À part lors de démentes folies toonesques.) (Même Blain qui est très expressif dans ses dessins ne passent pas tant par le visage pour le faire.) (Donc j'attends.) (Et je mets de la pression.)

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    1. Je n'étais pas au courant que Jason avait parlé de ça dans un de ses bouquins... Il me semble que l'impassibilité des visages de Brown a évoluée : au début, c'était parce que le personnage principal comprenait pas grand chose à ce qu'il lui arrivait ni comment réagir. Il était un sorte de "boîte noire" pour lui-même et les autres. Ensuite (à partir de Louis Riel), je trouve que c'est plus devenu un parti prix esthétique.

      En tout cas, j'avais jamais vu ça sous cet angle, faut que je relise du Jason avec cette idée dans la tête.

      Pour ce qui est des hyper-expressif, bin, voilà, le post est écrit, j'espère que les exemples sont satisfaisant (c'est finalement assez difficile de savoir faire la part des choses entre masque et expressivité) (effectivement, je classe Blain dans la catégorie des masques, puisque les visages sont aussi très monolithiques (le visage de Gus, si c'est pas un masque grotesque, je sais pas ce que c'est)).

      Enfin, j'essayerai de parler de Tintin (j'essaye toujours de parler de Tintin), dans mon post suivant, sur les auteurs qui essayent de mélanger hyper-expressivité et masques.

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