jeudi 8 mars 2018

La bande dessinée entre dans une case.

On ne pense jamais à la forme des cases, et pourtant, franchement, c'est un des trucs les plus sioux de la bande dessinée.

Bon, comme c'est assez difficile à expliquer et que je risque de me mélanger les pinceaux, on va commencer petit bras, avec des bande dessinées pas trop fofolles, qui restent en trois ou quatre strips (trois ou quatre lignes) bien droits et bien rangés. Comme ça, les formes des cases seront faciles à appréhender :
  • soit carrée,
  • soit rectangulaire couchée,
  • soit rectangulaire levée.
Au moins, on peut pas dire, c'est un classement facile !

Des carrés, des rectangles, dans tous les sens.
(par Mézières et Christin, les aventures de Valérian, et quand même aussi de Laureline, #metoo, Dargaud)

LA CASE RECTANGULAIRE HORIZONTALE.

Comme a peu près tout dans une bande dessinée, ces cases répondent elles aussi à la règle du sens de lecture. Si la case est rectangulaire couchée, elle est placée naturellement dans le sens de la lecture, et aura tendance à faciliter ce mouvement, à être dans le flux.

Ici, Mézières exacerbe cette caractéristique par tous les moyens à sa disposition 
(des bulles horizontales, un personnage qui allonge le pas, une lumière qui se projette vers la droite). 
Tous ces éléments sont rendus possibles parce qu'il peut bien les agencer dans la case couchée. 
(Et, en plus, on a vraiment l'impression de le voir Valérian sortir du bâtiment et courir sur plusieurs mètres.)
(C'est le grand truc de Mézières, il nous donne à imaginer le développement de toute une action en une seule case.)

LA CASE RECTANGULAIRE VERTICALE.

À contrario, si la case est rectangulaire levée, elle aura tendance à s'opposer à ce mouvement, à vouloir faire du surplace, comme un rebelle qui reste planté, le poing levé, et qu'on ne fera pas bouger de sitôt. Bon, bien sûr, le lecteur va pas rester scotché sur cette case le reste de sa vie non plus. Mais la case, juste par sa forme, va donner une impression d'opposition au flux de l'action, une impression de flottement, de pose dans l'action.

Ici, même si Valérian est en pleine action, Mézières va encore exacerber la verticalité de la case en le dessinant :
1° - à l'acmé de son mouvement, comme en suspension,
2° - sautant, allant de bas en haut, et plus de gauche à droite,
3° - entouré de tas de gens qui convergent vers lui dans des mouvements contradictoires.

 

Pour être complet, précisons que, assez souvent, cette case levée une case plus portée sur les dialogues ou les pensées (un personnage en bas de la case, et les dialogues au-dessus de lui). Donc, effectivement, une case plus portée sur la réflexion, l'explication, le dialogue, que sur une avancée narrative quelconque. Une pause plutôt qu'un flux.

Voilà, je met une case avec des dialogues pour illustrer ma remarque sur les cases avec des dialogue.
Je suis comme ça. Sans concessions.

LA CASE PAS RECTANGULAIRE.

Et si la case est carrée, et bien elle sera un peu la case entre-deux, qui ne prend pas part au mouvement, mais ne s'y oppose pas non plus. Celle qui impulse un rythme, ni rapide ni lent, un peu chiant, mais un rythme quand même. Comme une batterie répétitive qui donne sobrement le tempo pour que d'autres trucs plus cools viennent se greffer dessus.

Cette case est vraiment un mix des deux précédentes : Valérian y court et y saute en même temps ; des gens convergent vers lui, mais cette fois dans un mouvement plus ou moins horizontal (aaaaalllléééé, dites que vous êtes d'accord).

PRENDRE LE TEMPS DE PRENDRE SON TEMPS.

Quand j'étais jeune et ignorant des choses de la vie, je croyais la bande dessinée simple : plus la case est longue/grande, plus elle donne l'impression que le temps dure dans celle-ci. (A contrario, une case courte donne l'impression d'un moment bref, comme un plan très court au cinéma.)

MAIS ÇA, C'ÉTAIT AVANT (LA SEMAINE DERNIÈRE).

Depuis, j'ai compris que, ce qui compte, c'est la composition de la case.

Plus elle sera organiser suivant le sens de lecture, et plus elle glissera avec facilité dans le flux de la narration. Peu importe le nombres d'éléments, s'ils sont organisés comme il faut, , on aura l'impression que le temps file à la vitesse du son. Le regard, la lecture, sera comme une balle magique qui rebondit dans tous les coins de la case à toute vitesse, vers la case suivante, en toute fluidité.



Ici, on a deux cases se passant dans le même fumoir, avec à peu près le même nombre de personnages, mais, àa cause de la composition, de la première se dégage une sensation de flottement, et de la seconde une impression d'urgence.

(Bon... Faut quand même éviter les gros pacsons de textes, parce que, les textes, c'est relou, ça ne peut jamais se compresser, et ça donne une idée très précise du temps qu'il est nécessaire pour les prononcer. Le texte rallonge concrètement la lecture de la case, casse un peu la fluidité et l'effet balle magique, tout en donnant une vague idée, au fond du cerveau, que tout ça ne peut pas se dérouler en deux secondes top chrono, qu'il faut bien au personnage le temps de dire tout ce qu'ils ont à dire.)

Encore une fois, Mézières combinent différents éléments pour appuyer son effet : 
il veut ralentir la case, alors il y met un gros paquet de texte ET une composition verticale qui freine la lecture.

OK, ÇA, C'EST POUR LES CASES RECTANGULAIRES HORIZONTALES.

On a vu que les case horizontales permettaient naturellement de se glisser dans le flux du récit, sauf quand l'auteur fait sa tête de lard et utilise tous les moyens possible pour freiner les chevaux (on aura toujours cette impression de flux, mais de flux empêché, retenu).

Bon bin pour les cases verticales, c'est pareil, mais c'est l'inverse.

Les cases verticales cassent naturellement le flux narratif en s'opposant au sens de lecture. Elle ne va pas de gauche à droite, mais de bas en haut (ou de haut en bas) (soyons précis) (non parce que sinon vous allez pinailler) (je vous connais). Mais, bon, hein, bon, les auteurs, vous les connaissez, hein, alalala, sacré eux, quand ils veulent court-circuité quelque chose, ils trouvent toujours un moyen. Et on pourra donc se retrouver avec des cases verticales qui donne envie de poursuivre la lecture malgré tout. Comme un à-coup, un soubresaut, alors que personne ne bougeait.

Tout ce que je veux expliquer ce trouve dans les trois cases ci-dessous :



Bon, la troisième case, j'y reviens pas, suspension, convergence, composition, tout ça, on a compris. Un bien bel exemple de case qui n'avance pas.

La première case est elle aussi typique : quoi de mieux qu'un beau texte pour ralentir la lecture ? Et quoi de mieux qu'une case rectangulaire pour foutre plein de texte ? Une composition extrèmement facile : le texte en haut, le locuteur en-bas, ça semble parfaitement naturel, le regard va de l'un à l'autre, tout est bien vertical et parfaitement opposé au flux.

La seconde case est plus sioux, grâce à cause de la composition.


La case est verticale. La composition est verticale. Valérian court, mais pas du tout de gauche à droite. Là, sur le dessin, on dirait qu'il descend, en quelques sortes. Pourtant, il y a des bulles (avec peu de texte, pour aller vite) et un trajectoire de balle qui organise la fuite du regard vers la case suivante. Cette composition organise véritablement un soubresaut. On est dans une case assez pépère, entouré de deux cases elles aussi pépères, mais un coup de pistolet vient quand même précipité la fuite de Valérian. Contre-dire partiellement la verticalité de la case. La composition horizontale est plus difficile, forcément partielle, mais toujours possible.

BREF, POUR RÉSUMER :

Cases levées = lent, sauf des fois, quand on veut que ce soit moins lent.

Cases couchées = rapides, sauf des fois, quand on veut que ce soit moins rapide.

ET LA CASE CARRÉE, ME DIREZ-VOUS ? (CAR VOUS ÊTES PARTICULIÈREMENT IMPLIQUÉ DANS LA LECTURE DE CE BLOG (SI, SI, NE NIEZ PAS), ET VOUS VOUS DOUTEZ QUE C'EST AU TOUR DE LA CASE CARRÉE D'ÊTRE ANALYSÉE, DITES DONC, ÉCRIRE EN GROS CARACTÈRES, ÇA PREND QUAND MÊME DE LA PLACE, VOUS NE TROUVEZ PAS ?)

Comme dit précédemment, la case carrée est, à la base, pile dans un entre-deux. Ni trop dans le sens de lecture, ni trop contre ce sens, elle n'emporte ni freine le lecteur. Ni trop grande ni trop petite, elle peut permettre de placer un simple personnage, sans trop de vide autour, ou d'en caser trois ou quatre sans les dessiner trop petits (il suffit juste de les caser bien sur les bords).

Mais alors, par contre, attention à la composition ! Le piège de la case carrée, c'est qu'on a toujours tendance à réfléchir à elle comme à un truc centré. La case rectangulaire va vers la droite ou vers le haut, donc on va construire un dessin qui suit cette tendance. Mais la case, carrée, elle, ne va nulle part. Et on va, par réflexe, construire un dessin qui ne va nulle part, qui reste sagement là ou il est, sans bouger, sans dynamique. Soit avec un personnage seul qui reste au milieu, soit avec des tas de personnages, mais qui s'organisent autour de la case dans des dynamiques contradictoires, pour arriver au même résultat : faire du surplace. Pour éviter cet écueil, il faut absolument que le dessin dans la case carrée soit déséquilibré.

Toujours offrir une perspective, une fuite en avant, un petit coup de suspense, une légère incomplétude, un petit mystère, une, euh... je... j'ai épuisé mes périphrases.

Encore une fois, ce déséquilibre viendra forcément du dessin et de la composition de la case. C'est elle qui organisera notre regard et nous donnera envie d'aller vers la droite (lecture rapide) ou ailleurs (lecture lente).

Là encore, ce sont des cases déséquilibrées. 
La première l'est au sens propre : Valérian tombe. La seconde est penchée vers l'avant pour favoriser le mouvement.
Aussi : les personnages sont coupés, peu visibles, pour créer une composition pourrie-exprès, 
qui fait que toutes les informations dont nous avons besoin ne se trouvent pas dans cette case 
et que nous devons passer à la suivante pour bien tout comprendre.

ET SI ON UTILISE TOUTES SES CASES ENSEMBLES ?

Certaines cases sont rapides, d'autres lentes, d'autres molles du genou, quand leurs voisines pètent la forme. Tout ça est très bien, mais ne constitue que le début du travail du dessinateur, qui doit ensuite composer, dans sa page, avec toutes ces cases différentes, pour en faire un tout complexe et harmonieux, qui dégage du sens par son rythme.

Ce que nous verrons la semaine prochaine.

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