jeudi 1 février 2018

La bande dessinée est véner.


Avec Watchmen, Alan Moore s'est bien fait niquer !

Il voulait nous dire « quand on croit faire le bien, parfois, on fait le mal » « et inversement » « et vice versa », dans un esprit très années 70. (Il voulait, par exemple, dénoncer les politiques des États Unis au Vietnam et dans les pays d’Amérique du Sud, en nous disant « vous croyez être dans le camp du bien, vous croyez lutter pour un monde meilleur, mais tout cela induit que l’armée crame des femmes et des enfants » « ce n’est pas gentil ».)

Bon, en même temps, quand on comprend, on devient apparemment pas plus équilibré pour autant, alors autant pas se fouler...
(Extrait tiré de Watchmen de Moore et Gibons.)

Cette démarche n’était même pas à prendre in extenso comme une dénonciation politique, mais plus comme une manière de montrer que les actions humaines peuvent être totalement ambivalentes et que la morale, l’éthique, tout ça, bin, c’est compliqué.

« Amener une ère d'illumination à un monde plongé dans la nuit. » 
Ça va bien les chevilles ou bien ? On se prend pour Macron ou quoi ?

Sauf qu’il l’a fait dans les années 80, quand Bush (Sr), Thatcher (Margaret), et Macron (déjà, hé oui) (sauf qu'à l'époque il s’appelait Jacques Attali) avaient commencé à utiliser le même argument (« quand on croit faire le bien, parfois, on fait le mal ») pour nous faire croire que le communisme ou le socialisme (des idéaux) menaient forcément à la ruine (parce que le contenant de ces idéaux (l’URSS) avait merdé), qu’accepter des émigrés politiques, ça menait à la ruine, qu’avoir un système de santé digne de ce nom, ça menait à la ruine, que ne pas parquer les homosexuels dans des camps, ça menait à la ruine (véridique) (Thatcher, c’était Kim Jong-un avec une permanente) (ceci dit, Kim Jong-un a une permanente) (Thatcher, c’était Kim Jong-un), qu’il faut détruire notre système social pour sauver notre système social (nawak), et qu’avoir l’arme nucléaire, des banques, et des compagnies pétrolières, c'est trop super.

Sans déconner, quand ton président actuel a le discours d'une vielle peau des années 80 (qui a détruit toute espérance chez ses concitoyens, mais ce n'est qu'un détail), c'est quand même un tour de force de faire passer ça pour une politique moderne.
(Tiré de Constantine, de Delano et Ridgeway, au fait.)


BHL, PUJADAS, TRUMP UTILISENT TOUS CET ARGUMENT. CHOISISSEZ VOTRE CAMP.

Grosso modo, dans les années 80 et jusqu’à maintenant, à chaque fois que quelqu’un ose dire : « mais est-ce qu’on ne pourrait pas être plus gentil les uns avec les autres », on lui répond : « c'est bien des idées de bobos déconnectés de la réalité, ça ; mais ne sais-tu pas que quand on croit faire le bien, parfois, on fait le mal ; et est-ce que tu n’es pas sûr qu’être gentil ne va pas nous mener au goulag (et ouais, je linke des article du monde diplomatique, c'est bon pour ma street cred) comme c'est arrivé en 1917 ? », « oui, non, d’accord, c’est quand même très peu probable, mais, bon, dans l’absolu, comme l’a montré Watchmen, si on se met à confondre la fin et les moyens, bon, oui, c’est possible que ça y mène » « A-HA ! Tu veux notre ruine à tous ou quoi !? Laisse-moi plutôt faire ! Je sais ce qu’il te faut. Et ce qu’il te faut, c’est trois banques autour d’un hypermarché. Avec un Jardiland, à côté, pour le côté festif. »

« Et, franchement, je suis pas chien, je te laisse l'appart avec le meilleur point de vue. »



Toutes ces images sont tirées de Invasion Los Angeles, de Big John Carpenter. Un film qu'on peut malgré tout trouver politiquement un peu mou du genou, pour peu qu'on ait passé trois minutes à regarder BFM TV avant.

Au lieu de remettre en cause le système politique qui pourrait pervertir les idoles positives, on a remis en cause ces idoles, et maintenu le système politique tout pourri, et la démarche d'Alan Moore s’est révélée complètement contreproductive.

Bref, de la merde.

SOMBRE ET GRINCHEUX.

Notons que, sur la lancée de Watchmen, dans les années suivantes, et jusqu'à aujourd'hui, ce mouvement de remise en cause a tout envahi sous le nom de « dark and gritty » (le cinéma, la bande dessinée, et une partie des romans aussi), détruisant les icônes positives à coup de « et est-ce qu’on n’est pas sûr que Batman est pas fasciste et Superman nazi ? Est-ce qu’on n'est pas sûr que, si on laisse les coudées franches à Superman, il va pas transformer le pays en dictature, comme la fois où on a laissé les coudées franches à Staline aux communistes ? Est-ce qu’on n'est pas sûr que nous n’avons plus aucun espoir ? ».

Alors imaginez un peu s'il était nazi ET communiste !

Pendant que le libéralisme nous explosait la gueule, à tous, bien systématiquement, le « dark and gritty » explosait celle de nos supers-héros préférés. Deux phénomènes parfaitement synchrones et équivalents.

Le « dark and gritty » n’est pas, comme on le croit souvent, une tentative de rendre les gentils petits mickeys plus réalistes en tenant compte d’une certaine réalité sociale (ça, par exemple, c’était très bien fait, dans les années 70, par les bandes dessinées Marvel). Non. Le « dark and gritty », c’est la mise au pas par le libéralisme de l’imaginaire débridé, des exemples moraux puissants, des aspirations et des espoirs moteurs de nos vies. La mise au pas et la destruction de tout ce qui pourrait nous motiver à ne pas croire au pire. On lit du « dark and gritty » et on se dit que le monde est dégueulasse, que tout est merdique, et qu’on est déjà bien chanceux d’avoir un boulot pourri dans un pays vaguement stable.

Voilà. Exactement ça. Tout pareil.
(Tiré de Transmetropolitan, de Ellis et Robertson)

Le « dark and gritty », c’est le journal télévisé en bande dessinée.

ET SINON, QUAND EST-CE QU'ON PARLE DE FROM HELL ?

Ouais bin cinq minutes ! Je pose les termes du débat ! Et les termes sont les suivants : avec Watchmen, Alan Moore s’est bien fait niquer !

ET IL EN ÉTAIT PARFAITEMENT CONSCIENT.

Alors il n'est pas content (du tout) (du tout du tout).

Il revient donc par la fenêtre en reprenant le mythe de Jack l’éventreur en mode bien véner. Avoir de la nuance, pourquoi pas ; mais pas quand son ennemi en profite pour vous enfoncer avec. Avoir des questionnements moraux, oui d’accord ; mais pas quand les connards d'en face les utilisent pour vous embrouiller la tête à coup de sophismes merdiques.

FINI LA NUANCE.

Alan Moore et Eddie Campbell se placent cette fois-ci dans le camp d’en face. Celui des méchants. Ils y dépeignent un monde si sombre, si glauque, si terrifiant et désespéré qu’il est impossible de trouver le moindre argument pour le défendre.

Englués dans un amas de lignes sales, de traits à la plume agressifs, de noirs informes, et d'épuisement social.
Ça va pas fort.

Campbell reprend un dessin à l’ancienne (plus années 1930 que année 1890 si on veut mon avis, mais je chipote) en le vrillant avec des traits à la plume qui partent dans tous les sens, qui débordent, qui plongent les personnages dans la grisaille agressive, quand ce ne sont pas de grands aplats noirs qui finissent de noyer le tout dans le glauque le plus certain. Seuls les visages sont dessinés plus rond, plus blancs, plus précis, mais c’est pour mieux en faire ressortir les rides, les fatigues, les renoncements blafards.

Tous est agressif dans ce monde surchargé de traits droits aiguisés.
La plupart des courbes sont couvertes de noirs envahissants et opaques.
Les seules qui ressortent du lot sont les courbes des visages, qui apparaissent, par contraste avec tout le reste, flasques.

PERSONNE N’EN RÉCHAPPE.

Si les prostituées sont mortes, ce n’est pas seulement la faute de l’éventreur, c’est une faute collective gigantesque dont la responsabilité est portée par les politiques (débiles consanguins), les riches (qui soumettent), les pauvres (qui acceptent) (et ont besoin de plus bas qu’eux (les prostituées, en l’occurrence) pour se sentir un peu moins minables), la police aux ordres, la justice corrompue, toutes les strates sociales qui se tirent dans les pattes dans l’espoir vain de tirer leur épingle du jeu.





La reine, les nobliaux, la police, jusqu'aux compagnons des prostituées. Pas un ne peut être sauvé.

PROPAGATION DU MAL.

Il y avait une ambiguïté dans Watchmen ? Ok, pas de soucis : il n’y en a plus dans From Hell. Il s’agit de montrer qu’un bien peu engendrer un mal, mais qu’un mal engendre un mal encore plus grand, qui s’étend.

Pas possible de se tromper, c'est le système politique qui rend ces vies insupportables.

TOUS RESPONSABLES, TOUS COUPABLES.

From Hell est une mise au point : c'est le système global qui est incriminé, dénoncé, ridiculisé. C'est le système tout entier qu'il faut jeter.

PROPAGATION DU BIEN.

A la suite de cette mise au point par Alan Moore, tout un tas de scénaristes (souvent britanniques) se sont mis à vouloir faire comme le maître et dénoncer les systèmes politiques des années 90 (qui sont encore les nôtres aujourd’hui, en pire), ou encore réaliser une démarche complémentaire en essayant de remonter la pente et proposer un remède à toute cette merdasse environnante : l'espoir.

Ce que nous verrons la semaine prochaine.

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