jeudi 28 avril 2016

La bande dessinée est une case qui se prolonge dans le temps.

Jean-Claude Mézières nous montre comment dessiner une case qui dure le plus longtemps possible.

Pierre Christin, Jean-Claude Mézières, Évelyne Tran-Lê, Valérian, agent spatio-temporel - L'ambassadeur des ombres, Dargaud.

Choisir le moment d'une case, c'est tout un pataquès. Est-ce qu'on doit dessiner un personnage au début d'une action ? À la fin d'une action ? En suspens, en plein milieu de l'action ? Ou même quand l'action n'a pas lieu ?

À L'AMÉRICAINE.

La « méthode américaine » aime bien prendre l'action à son paroxysme (si un mec saute, il sera dessiné au point le plus haut de son saut, si un type marche, il sera pris dans sa plus grande flexion, si un gars se tourne, il sera immortalisé avec la torsion de son dos la plus... euh... torsadée).

DeMatteis, Giffen, Gordon, Justice League international, DC.
Même quand le mec reste juste debout, il reste juste debout avec les genoux fléchis. 
Histoire d'être au top du top du paroxysme de la tension.

FAISONS UN PEU DE GROSSES GÉNÉRALITÉS À LA LIMITE DU RACISME, C'EST PLUS RIGOLO.

La « méthode japonaise » aime bien immortaliser le moment le plus émouvant (au lieu du paroxysme de l'action, on essaye de capter ici le paroxysme des sentiments du personnage atteints dans cette action) (les japonais sont des grands sentimentaux).

Hayao Miyazaki, Nausicaä de la vallée du vent, Takuma Shoten et Glénat.
Ils sont tous tout le temps à crier pour mieux exprimer leurs émotions. 
(C'est un truc de filles. de chinois, d'artistes à la sagesse shintoïste millénaire, pas con pour mieux révéler les personnages.)

La « méthode à la Tardi » (c'est pas vrai pour toutes les bandes dessinées de Tardi, mais, bon, en l’occurrence, dans l'exemple que je donne, ça marche, alors flûte) consiste à ne surtout pas dessiner les personnages au moment de l'action. Ils peuvent être dessinés avant. Ils peuvent être dessinés après. Ce qui compte c'est justement d'avoir l'impression que le sort des personnages leur échappe. Qu'ils ne sont pas acteurs de leur destin. Qu'il n'agissent pas.

Jacques Tardi, C'était la guerre des tranchées, Casterman.
La seule action de la page n'est pas montrée. On ne voit que ce qui se passe avant et après. On n'est plus dans le temps de l'histoire mais déjà dans le temps du récit. (Et je gagne +1 en placage de notions de L1 lettre moderne.)

La « méthode à la franco-belge », elle, aime bien faire papoter ses personnages. Ce n'est pas que l'action n'intéresse pas les auteurs franco-belges, mais ils ont traditionnellement moins de place que les collègues internationaux pour développer leurs histoires (46 pages A4, c'est peu, comparé aux récits à suivre en A5 de l'autre côté de l'Atlantique ou du Pacifique). Du coup, ils maximisent, ils dilatent chaque case avec un gros paquet de texte (le temps de la case semble durer plus longtemps parce que, au final, et, littéralement, on met plus de temps à la lire).

Charlier et Giraud, Blueberry - Nez cassé, Dargaud.
Et ça papote, et ça papate, et blablabla, et blablabli. « Blueberry, bande dessinée d'action », laissez moi rire !

BON, C'EST BIEN GENTIL, TOUT CES STÉRÉOTYPES, MAIS SI ON EN VENAIT AU SUJET DU POST ?

Et puis il y a Mézières... Avec une méthode qui consiste à étirer le temps dans les cases en bon petit franco-belge des familles, mais sans utiliser les dialogues, en bon petit innovateur (des familles) (c'est important la famille) (et le travail, aussi) (et la patrie, j'en parle même pas).

Bon, alors, bon, on va un peu détailler cette page pour essayer de comprendre ce qui différencie Mézières de ces concurrents-mais-néanmoins-amis-c'est-important-de-conserver-une-ambiance-de-travail-constructive-et-pleine-de-challenge, mais je dirais pour teaser : y a des cases avec des tas de gens qui font des trucs différents. Et y a des cases avec un seul personnage, mais auquel il arrive des tas de trucs.

En franco-belge classique, comme il n'y a pas beaucoup de place pour développer les actions, en général les personnages courent  partout comme des poulets sans tête pour faire le plus de choses dans le moins de temps (et de place dans la page) imparti (Tintin court sans arrêt partout, et quand c'est plus lui, c'est Haddock (et quand c'est plus lui, les Dupondt prennent le relais)). Côté pile, ça donne des bandes dessinées très dynamiques. Côté face, on se retrouve avec des tas de personnages hystérisés au dernier degré. Pas moyen de prendre son temps. 

Ce à quoi Mézières répond : « Ha bah si, je vais prendre mon temps quand même, je m'en fous ».

Ce à quoi je réponds : « Ah ouais, gros malin, et comment tu vas faire ? »

Ce à quoi Mézières répond : « Je vais encore plus condenser certaines cases, comme ça, ensuite, j'aurais la place dans d'autres cases de rester en suspens, de faire durer les choses, de gérer le rythme, sans être obligé de rusher comme un cadre sup sous cocaïne. »

(Je vous fais quand même remarquer qu'on a un dialogue très riche Mézières et moi, en tout cas dans ma tête.)

La méthode Mézières n'est donc pas compliquée : superposer différents temps dans la même case, en général en superposant différents personnages à différents moments de la case.

Cela peut se faire de manière facile et évidente avec les dialogues : chaque phylactère est un personnage qui parle a un moment différent (tous les personnages ne parlent pas en même temps les uns sur les autres) et plus il y aura de phylactères plus il y aura de superpositions de moment différents dans la même case.

Plus il y a de phylactères différents plus il a fallu de temps pour que chacun des personnages les prononce.
Un peu comme quand tout le monde doit s'exprimer autour d'une table de team building et que le temps paraît très très long.

Et ce qui peut se faire avec les dialogues, peut également se faire avec les actions : si différents personnages font différentes actions dans la même case, ça donne la même impression : comme si cette case rassemblait les actions de différents personnages au même moment. (D'ailleurs, n'enseigne-t-on pas dans les écoles de scénaristes que la parole est une action ?) (Alors ?) (Ça vous la coupe, hein ?)

Ici, les cases fourmillent d'actions dans tous les coins, et cela nous donne l'impression que les cases durent plus longtemps.
Quand la case est longue à décrypter à cause du fourmillement des actions de tout un tas de personnages, on a la même impression, que quand la case est longue à lire à cause des dialogues

Ce long décryptage des cases est décuplé chez Mézières parce qu'en plus du fourmillement des actions on se trouve face à un fourmillement des bestioles bizarres, que l'on met aussi longtemps à détailler :

De manière plus sioux, la même technique peut être utilisée avec des personnages dont on représente les actions de manière désynchronisée (tous les personnages ne sont pas comme pris en photo au moment « m » de l'action « a », mais Mézières fait comme un photo-montage de différentes photographies, prises à différents moments pour différents personnages).

Donc, je résume l'action, y a un gros bourrin (jeu de mot) (faut suivre) qui balance un bâton dans les jambes de son collègue, Laureline voltige, et il la chope au passage.


Et bin ces trois actions séparées sont incluses dans la même case. Mézières superpose trois temps dans le même moment.

Cela peut même se faire en superposant différents moment d'une même action sur un même personnage. (Mézières recommence son histoire de photomontage, mais sur le même personnage et pas sur deux personnages différents.) (Mézière upgrade la difficulté à chaque fois, et il y arrive avec facilité le petit salopiot.)

Bon, alors, là, dans cette case, on voit bien que quand un gusse se fait toucher par le rayon cocoonant, il se fait pas directement cocooner. D'abord il se fait toucher, ensuite il se fait englober par le cocon, enfin, il tombe dans les pommes.

Et bin, là, il lui arrive les trois trucs en même temps. Mézières a bien superposé trois temps dans la même case. (Oups, I did it again, tout ça.) (J'aime replacer des chansons à texte dans mes posts.) (Et des chanteuses en combinaison latex moulante.)

Au final, toutes ces idées permettent à Mézières de contrôler le temps de ses cases.

Premier avantage : cela rend les cases très dynamiques. Ce ne sont plus simplement des tunnels de monologues enquillés les uns derrières les autres mais un fourmillement d'actions différentes qu'ils s'agit de comprendre et d'interpréter en même temps.

Deuxième avantage : cela laisse de la place pour des cases beaucoup plus contemplatives / grandes / d'ambiance / j'me-la-pète / Laureline cette bonnasse. Parce que, habitué à lire et détailler des cases pendant longtemps, le lecteur va prendre le pli, et, quand il tombera finalement sur une grande case vide, il la détaillera de la même façon qu'une petite case pleine.

Bon d'accord, il peut aussi exister de grandes cases pleines de détails.

Mais regardez plutôt cette page :

Mézières place tout d'abord une grande case avec des sujets différents et une grande bulle pleine de texte. Ça, c'est pour que le lecteur se galère à tout bien lire pendant des plombes.

Résultat : quand Laureline saute dans le machin rose, on a l'impression que cette case dure encore plus longtemps que la précédente (alors qu'il ne se passe objectivement pas grand chose) : Laureline semble en stase dans son puits gravitationnel.

De même :


À deux cases pleines de bestioles et de mots succèdent de grandes cases silencieuses et vastes. Que l'on détaille avec la même acuité, la même attention, la même durée que les cases précédentes. Ce qui donne plus de majesté à ces ensembles architecturaux (alors que c'est juste un pont tout pourri).

Mézières, par la maestria des ses compositions de cases et de ses compositions de planches (qui alternent gros pavés de textes, multitude de bestioles étranges et grandes étendues vastes et spatiales), a appris à contrôler et imposer un certain rythme de lecture. Pour que le lecteur ressente au mieux chaque case, chaque scène, chaque enjeu.

Mézières, c'est lui, l'agent spatio-temporel.