Ed Brubaker et Greg Rucka et Michael Lark et Stefano nous montrent des personnages qui ne sont pas des (super-)héros (mais qui tiennent quand même le commissariat de Gotham, et qui donc fréquentent plein de super-héros et super-vilains) .
Ed Brubaker et Greg Rucka et Michael Lark et Stefano, Gotham Central - Pris pour cible, Panini Comics.
Si je résume les épisodes précédents :
- Soit on utilise les archétypes pour construire un personnage plus ou moins très très fort, avec des caractéristiques bien précises, définies depuis très très longtemps. Dans ce cas là, le personnage nous sert d'exemple sur certains caractères psychologiques bien précis. Si on ne privilégie qu'un seul type de personnage, ça peut poser problème au lecteur, qui ne se retrouve pas dans cet archétype, ou qui s'y retrouve mais ne se sent pas à la hauteur de l'exemplarité du héros.
- Soit on utilise les archétypes pour les additionner au sein d'un seul personnage, ce qui en fait un super-héros aux qualités inatteignables. Dans ce cas là, le personnage sert d'exemple global sur à peu près tout ce qu'il est possible de prendre en exemple. C'est un super-héros.
- Soit on utilise les archétypes pour les additionner au sein d'un groupe de personnages, et c'est ce groupe qui devient lui-même un super-héros aux qualités inatteignables.
- Dans chacune de ces trois configurations, on peut également décider que les personnages ne sont finalement pas si forts que ça, et qu'ils n'arrivent pas à incarner l'archétype vers lequel ils tendent. dans ce cas là, ils ont des névroses, des psychoses, des manques et des défauts. Bref, dans ce cas là, ils sont comme nous.
DANS CE CAS, LE PERSONNAGE DEVIENT UN HÉROS TRAGIQUE.
Le personnage tragique est complètement soumis « à ses passions » et il s'enfonce dans ses erreurs, plutôt que de réussir à s'en sortir.
Au mieux, ça donne des personnages qui se débattent dans les mêmes problèmes que nous, et avec qui on est sur la même longueur d'onde.
Au pire, ça donne un exemple de ce que l'on ne doit pas faire (et on a appelé ça « la catharsis » : on voit ce que ça donne de « s'abandonner à ses passions », on voit le résultat terrible (en général, les héros de tragédie ne finissent pas en train de siroter un verre de rhum-coca en bord de plage), et on se dit « hum... bin je vais pas le faire, alors »).
Au mieux, ça donne des personnages qui se débattent dans les mêmes problèmes que nous, et avec qui on est sur la même longueur d'onde.
Comme nous, le personnage passe parfois une mauvaise journée et ne relève même pas quand la secrétaire sexy vient lui parler.
Comme nous, le personnage a parfois envie de se lâcher un peu et de taper sur des trucs (des trucs vivants).
Le héros tragique est un héros qu'on regarde en se disant : « oh, non, putain, fais pas ça, fais pas çaaaaa... », en voyant venir la catastrophe de loin, en ne partageant pas du tout les décisions des personnages, mais en comprenant / reconnaissant malgré tout ces fameuses passions qui poussent le personnage tragique à faire n'importe quoi (la jalousie, l'envie, la soif de pouvoir, le besoin de revanche). On ne s'identifie pas au personnage, on ne se demande pas ce qu'on aurait pu faire à sa place, on n'est pas aussi soumis aux passions que lui. Mais on le comprend. À un moment, ça fait du bien de péter un peu les plombs et de se laisser aller. Nous on se laisse pas aller. C'est pourquoi on fout jamais la grosse baffe dans la petite tête de notre patron, qui, pourtant, l'a mérité plus d'une fois. Non. Nous, on est raisonnable. Mais on comprend qu'un personnage puisse ne pas l'être. Et, limite, ça fait du bien de voir quelqu'un (même uniquement dans la fiction) qui détend un peu l'atmosphère. Ça fait du bien de se défouler par procuration. Même si ça se finit mal. (Et ça ne finit pas vraiment mal, puisque c'est de la fiction.)
Moralité : ne laissez pas parler vos bas instincts. (C'est facile : un instinct n'a pas de bouche, déjà.)
ET C'EST COMME ÇA QU'EST NÉ LE PERSONNAGE AVEC UN TRAUMA.
Le gars a un trauma (un chameau a mangé ses parents quand il était petit). On le retrouve vingt ans plus tard quand, pile-poil-ça-tombe-bien-dis-donc-le-hasard-fait-bien-les-choses-oh-moi-je-crois-pas-au-hasard-il-y-a-plutôt-comme-une-force-générale-qui-nous-gouverne-tous, la CIA vient le chercher pour une mission qu'il est seul à pouvoir réaliser (il faut être un homme chaussant du 36, et c'est vrai que c'est assez rare quand même) et qui se passe dans le désert. Notre héros transpire à l'idée de se retrouver à nouveau nez-à-nez avec un chameau. Au court de sa mission, notre héros sauve le monde (vous en doutiez ?), bute un chameau (il croyait rouler sur un dos d'âne, et en fait non), et rentre chez lui sous les applaudissements. Il a rempli sa mission, il a affronté son trauma et l'a vaincu, il revient plus fort, plus beau, et sentant bon le sable chaud. C'est la totale win. Dans deux ans, il est président.
Bonus non négligeable : comme ça se finit bien pour le personnage principal, on peut construire celui-ci sur des archétypes éprouvés de héros au top de leur forme, comme ce fameux Jésus Skywalker qu'on voit partout. (Skywalker a un trauma : son papa est méchant ; et il dépasse ce trauma : il lui dit flûte ; et après son papa meurt et tout le monde est content et danse avec des ours en peluche (c'est un truc qui se fait beaucoup, aux États-unis, de danser avec des ours en peluche quand on est content) (c'est une autre culture)).
On croit qu'on est proche culturellement des États-Unis, et puis on tombe sur ce genre de photos,
et un mur d’incompréhension se dresse soudain entre nous et la première puissance mondiale.
et un mur d’incompréhension se dresse soudain entre nous et la première puissance mondiale.
Le spectateur/lecteur se sent bien con, puisque, lui, il n'arrive même pas à faire ses courses sans se faire doubler dans la file d'attente des caisses par un gros mec louche (et, en plus, c'était la file qui n'avance pas), et qu'il n'a toujours pas résolu sa névrose de mère possessive. Quant à sauver le monde, je vous en parle même pas.
Alors, hein, ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, c'est très bien de donner des traumas à des personnages. On a tous des traumas. On a/a eu/aura tous des crasses qui vont nous gâcher l’existence. Il n'y a pas de raison que les personnages de fiction y réchappent, bien au contraire. À CONDITION QU'ILS NE RÉSOLVENT PAS LEURS TRAUMAS EN DEUX COUPS DE CUILLÈRE À POT. Nous on met vingt ans de psychanalyse pour résoudre la moindre névrose ; eux, il leur suffirait d'un petit trek en Syrie ? À d'autres ! C'est plus compliqué que ça ! Et ça doit le rester pour les personnages de fiction.
Là, par exemple, le personnage a un trauma : sa collègue s'est faite arracher la main par une balle de fusil.
Et bin il arrive pas du tout à résoudre son trauma, et, à la place, il tape sur des trucs vivants.
Il gère la situation comme une merde. C'est à dire comme nous.
Sinon, on se retrouve dans le même cas que l'archétype super-puissant qui vous file des complexes parce que c'est un modèle inatteignable. Le personnage devient, là aussi, dans sa manière qu'il a de résoudre ses problèmes super facilement, un modèle inatteignable. Alors que, justement, ses problèmes étaient censés être là pour mettre de l'eau dans le vin du personnage et le rendre plus proche de nous. Ce qui le rendait plus proche le rend plus lointain. Résoudre les soucis du personnage l'éloigne de nous. Il ne faut donc pas les résoudre. CQFD. Paf. Tchouc. Zou boulégan ! Ça, c'était de l'argumentaire implacable.
Ce qui transforme un héros (fort et indomptable) en personnage dramatique...
Ce qui transforme un héros (fort et indomptable) en personnage dramatique...
Le héros dramatique est un héros qu'on regarde en se disant « non d'un petit bonhomme, mais c'est exactement comme ça que je suis, moi... ».
Alors, forcément, ça va pas faire des étincelles, hein. Le héros dramatique ne va pas envoyer valser son patron. Il va fermer sa gueule et subir. Le héros dramatique ne va pas sauver le monde. Il va faire de son mieux pour que les gens autour de lui ne soient pas trop tristes, et c'est déjà pas mal. Le héros dramatique ne va pas affronter ses traumas dans un climax ébouriffant et revenir complètement libre de toute entrave en moins de 48 heures. Il va subir les problèmes de l’existence et essayer de les régler au mieux, sans toujours y arriver, mais, bon, on dit bien que ce qui compte c'est la bonne volonté, non ?
Ça en fera un héros moins total, moins « à 100 % dans son truc ». (Il ne pétera pas les plombs pour commencer à devenir, tout d'un coup, un gros psychopathe. Il ne se lèvera pas, tout d'un coup, pour sauver le monde et résoudre tous ses soucis, bim, en une fois.) Mais cela en fera un héros plus abordable, plus à notre portée, à notre niveau. Qui n'imposera pas sa psyché, son style, son archétype, mais sera simplement le support de nos propres idées, envies, désirs
On ne juge pas le personnage. On ne prend pas exemple sur lui. On se dit juste : « le pauvre vieux ».
Deux amis et un modèle lointain et inatteignable se cachent dans cette image. Saurez-vous les retrouver ?
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