jeudi 22 octobre 2015

La bande dessinée et ses personnages.

Lewis Trondheim nous montre que ce qui construit un récit, ce sont les personnages.

Lewis Trondheim, Les formidables aventures de Lapinot - Pichenette, Dargaud.

L'ERREUR BÊTE.

En bande dessinée comme dans tous les arts narratifs (le cinéma, le théâtre, le roman, les arts qui mettent un certain temps pour se développer), quand on est jeune et fou-fou et qu'on veut dénoncer l'inanité du monde tout en transcendant son prochain en le confrontant au beau, on fait en général toujours la même erreur : on construit son récit autour de bonnes idées et de belles images.

Or, rien de plus débile.

Lewis Trondheim, le vieux briscard, ne fait pas cette erreur : 
il axe un de ses récits sur du caca cerclé de rose. Là on part sur de bonnes bases !

HA BON ? POURQUOI ? SANS VOULOIR TE VEXER, ÇA PARAIT PAS SI ÉVIDENT À DÉMONTRER.

Ce qui crée justement l'intérêt d'un art narratif, c'est de pouvoir agglutiner plusieurs images, plusieurs idées entre elles, pour que l'interaction entre ces différentes idées fassent schboum-là-d'dans, créent des mélanges inattendus, des cocktails nouveaux et savoureux, et que le tout soit supérieur à la somme des parties.

MAIS, DU COUP, PROBLÈME.

Pour former un tout qui maximise l'impact de chacun des éléments qui le composent, ces idées et ces images se doivent d'être retravaillées / modifiées / abandonnées / reprises, pour permettre ensuite d'être collées les unes aux autres.

CE QUI EST TRÈS RELOU ; MAIS NÉCESSAIRE.

Vous avez en tête des tas de belles images et vous ne voulez pas vous faire suer à les retravailler pour en faire un tout ? Super ! Faites un album photo. Vous avez des tas de bonnes idées mais trop peu de temps pour trouver comment les agencer ? Génial ! Achetez donc un bloc de post-it.

SI ON NE RECHERCHE QUE LA BELLE IMAGE.

En général, c'est quand un dessinateur se rend compte qu'il préfère privilégier l'impact d'un dessin à son intégration dans un récit et que « passer sa journée à déformer un dessin super bien chiadé juste pour me faire chier à déformer un second dessin super bien chiadé, juste pour le plaisir de me dire que je raconte des trucs, merci bien. Et puis y a the voice kid ce soir, j'ai pas que ça a faire », c'est à ce moment précis que le dessinateur décide de laisser tomber la bande dessinée et qu'il va plutôt réaliser des couvertures du New Yorker (ou des rébus dans Popi).



SI ON NE RECHERCHE QUE LA BELLE IDÉE.

En général, c'est quand un dessinateur se rend compte qu'il préfère privilégier la précision de son message à son illustration dans le cadre d'un récit que « j'ai un truc à dire et je vais le dire, et le récit, je m'en tape, ça va bien cinq minutes ces enfantillages », c'est à ce moment précis que l'auteur Mandryka se lâchant un tout petit peu avec la Horde, fond un câble et fait un peu n'importe quoi, du n'importe quoi intéressant, hein, du n'importe quoi intelligent, c'est sûr, mais du n'importe quoi qu'on sait pas trop où le mec va, un peu comme quand votre copain commence à vous parler du sens de la vie alors qu'il est trois heures du matin et que vous voulez rentrer chez vous, oui, oui oui, Lacan, oui oui, Freud, mais j'ai sommeil, là.







(Vous avez remarqué que je n'ai pas pris de tocard comme exemple de non-bande-dessinée ; on peut très bien ne pas faire de bande dessinée et faire des trucs supers. Ce n'est pas sale.) (C'est un message que j'envoie aux critiques de télérama, qui croient trop souvent qu'il n'y a que la bande dessinée dans la vie et que tous les autres arts sont mineurs : non, les gars, vous faites fausse route.)

SI ON REJETTE LA NOTION DE RÉCIT.

Je vous vois venir.

Vous allez me dire : « et l'art abstrait » « et la bande dessinée abstraite » « une bande dessinée absconse avec que des trucs qui n'ont rien à voir les uns avec les autres » « ça n'existe pas peut être » ?

JE VOUS RÉPONDRAIS : « DANS LA VIE, IL FAUT CHOISIR ».

On a bien le droit de faire des bandes dessinées abstraites, hein. On vit dans un pays libre. Nos grands-parents sont morts pour ça (pour ça, et pour avoir du wifi gratuit dans les starbucks). Dans ce cas-là, on peut réaliser de belles images qui ne s'inscrivent pas dans un ensemble ; on peut décrire de belles idées, isolées, sans continuité avec ce qu'il y a avant ou après.

C'est possible mais c'est peut être aussi pour cela que l'art abstrait est si peu présent en cinéma, en bande dessinée ou dans les romans (j'ai dit « art abstrait », pas « art imbitable », Jean-Luc Godard et James Joyce ne comptent pas pour des auteurs abstraits).

Parce que ce qu'on y gagne en beauté fulgurante pure, on y perd en cocktail inattendu, en « 1 + 1 = 3 », ou même en « 1 + 1 = 1000 » si l'auteur est particulièrement doué. Et donc, apparemment, pour l'instant, à l'heure de l'histoire de l'art qui nous occupe, presque tout le monde semble être d'accord pour dire qu'il vaut mieux tenter le coup du « 1 + 1 = 1000 » que de la beauté pure (raconter des histoires plutôt que d'agencer des images chelous à la queuleuleu).

Lewis Trondheim, lui même, quand il décide de faire de l'abstrait, bin il n'en fait pas. 
Il garde des formes qui font des trucs. Il continue à travailler sur des enchaînements de cases. Il raconte encore des histoires.

(Ou alors tous les auteurs de bande dessinée, et réalisateurs de cinéma, et romanciers sont de gros tocards ; c'est vrais que c'est une possibilité finalement assez crédible (spéciale dédicace aux bandes dessinées sur les rugbymen qui fleurissent en ce moment) (et aussi à Guillaume Musso) (parce que ça fait toujours du bien de dire du mal de Guillaume Musso).)

LEWIS TRONDHEIM, JUSTEMENT.

Ouais, parce que c'était lui, le sujet de la chronique à la base.

LEWIS TRONDHEIM NE MANGE PAS DE CE PAIN LÀ.

Lewis trondheim, dès le début de sa carrière, a travaillé sur l'enchaînement des cases plutôt que sur leur joliesse, l'articulation des idées plutôt que leur impact direct.

Lewis Trondheim et Jean-Christophe Menu, Moins d'un quart de seconde pour vivre, l'Association.
Presque plus de dessins, une seule idée, et on travail sur l'enchaînement des cases.
Bon, c'est un peu, euh... dépouillé, on va dire. Ça fait pas mal exercice de style. Mais le but est atteint.



En ce sens, Bleu (publié chez l'Association en 2003) peut être vu comme un back to basic de Trondheim
Peu de dessins, Peu d'idées, mais un travail constant sur les enchaînements entre cases.

LES BEAUX DESSINS, C'EST POUR LES NULS.

Au début, cette méthode a été définie en réaction à une certaine mode des années 80, un peu trop chic et choc, et qui s'attachait justement plus à la jolie image qu'au contenu bien huilé.

Et par  « belle image », il faut bien entendu comprendre  « meuf à gros nichons ».

Mais, assez rapidement, Lewis Trondheim a cogité, a réfléchi, a formalisé, a écrit une bande dessinée de 500 pages au nom de lapinot et les carottes de patagonie d'abord un peu au pif et ensuite de plus en plus structurée, et en est arrivé à définir une technique.

CETTE TECHNIQUE, ELLE EST SIMPLE :

Vous voulez coller entre elles des images et des idées pour faire une belle bande dessinée ?

Et bien, cette colle, c'est pas bien compliqué, ce sont les personnages principaux de votre récit.


Lewis Trondheim, lui, a écrit un Lapinot au ski, Lapinot cow-boy, Lapinot au XIX° siècle.
Le personnage ne change pas de caractère (ni ses amis autour de lui), mais tout le reste change.




Par exemple, Richard, le gentil débilou regressif, reste le même d'une aventure à une autre. 
Ce n'est pas exactement le même personnage, il voyage pas dans le temps, mais il conserve toujours le même caractère. 
Il réagit toujours de la même manière à des situations simplement plus variées.


Ce qui agrège l'ensemble de ces récits et de ces thèmes et de ces styles, ce sont les caractères des personnages.

(On remarque d'ailleurs que, chez Sempé, le personnage n'existe pas vraiment, il n'est qu'une composante du dessin ; et que chez Mandryka, le personnage n'existe pas en tant que tel et n'est qu'un émissaire du discours de l'auteur.)

ET CETTE TECHNIQUE N'EST PAS LIÉE UNIQUEMENT À LA BANDE DESSINÉE.

Un bagnard s'évade. Une fille-mère se prostitue. Un policier poursuit sa cible dans toute la France. Un tenancier d'Hôtel participe à la bataille de Waterloo. Un ancien royaliste devient révolutionnaire. La description des bas-fonds de Paris. Une histoire d'amour entre le révolutionnaire et la fille de la prostituée.  Le fils du tenancier d'hôtel. La révolution de 1830. Aucun de ces éléments n'est cohérent avec un autre, mais, pourtant, Victor Hugo arrive à faire tenir tout ça ensemble grâce au personnage de Jean Valjean.

Je ne comprends personnellement pas grand-chose à Ulysse de James Joyce, mais j'ai quand même compris que l'histoire tournait autour des pensées de Leopold Bloom lorsqu'il est confronté aux menus affres de sa vie.

SEULEMENT, MINUTE PAPILLON, CE N'EST PAS SI SIMPLE !

Je suis bien d'accord pour dire qu'il est possible d'agglutiner tous les éléments possibles et inimaginables entre eux. Seulement, ensuite, il faut un minimum de boulot pour que tout ces éléments s'emboîtent les uns dans les autres de manière crédible.

C'EST CE BOULOT QUE J'ESSAYERAIS DE DÉTAILLER LA SEMAINE PROCHAINE.

Ouais, quand on se met à assembler des idées un peu trop hétérogènes, ça dérape.

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