jeudi 24 septembre 2015

La bande dessinée bégaye.

Fabcaro nous montre comment se répéter sans se répéter.

Fabcaro, Zaï Zaï Zaï Zaï, éditions 6 pieds sous terre.

En général,en bande dessinée, la répétition iconique est utilisée pour réduire le champ anticipatif du lecteur ou imposer la fixité du sujet au système narratif.

ATTENDS. ATTENDS. ATTENDS. J'AI RIEN COMPRIS. DÉJÀ : C'EST QUOI « LA RÉPÉTITION ICONIQUE ».

Une manière policée de dire « des dessins qui sont reproduits plus ou moins à l'identique d'une case sur l'autre ».

AH D'ACCORD. FAUT VRAIMENT QUE T'AIMES TE LA PÉTER AVEC DES TERMES À LA NOIX, QUAND MÊME.

ET SINON, ÇA SERT À QUOI ?

Et bin, comme je l'ai dit plus haut, la répétition iconique sert principalement à deux choses en bande dessinée.

LA PREMIÈRE EST DE RENDRE LA FIXITÉ D'UN OBJET.

On répète une dessin plusieurs fois à l'identique pour montrer que l'objet dessiné ne bouge pas.


Hugo Pratt, Corto Maltese - Mû, Casterman.

(Notons que Corto affrontait déjà à son époque des problèmes de migrants voulant entrer illégalement en Grèce.)
(Si c'est pas malheureux.)

C'est comme ça que Hugo Pratt arrive à rendre le statisme (oui, le statisme, j'invente des mots si je veux) d'un bas relief : en le photocopiant tout bêtement d'une case sur l'autre (ça, et aussi le fait que Pratt soit une grosse feignasse).

L'objet ne bouge pas, donc le dessin ne bouge pas. Si le maya était redessiné à chaque case, on pourrait croire que c'est en fait un personnage « réel », avec un trait stylisé, qui pourrait ensuite épauler Corto dans ses aventures. Mais, là, il bouge pas, c'est certain, il est en caillou.

Logique, imparable, et pratique en bande dessinée quand on a un style peu réaliste qui peut porter à confusion.

MAIS ON PEUT ÉGALEMENT RENDRE LA FIXITÉ D'UNE SCÈNE.

Imaginons que les personnages, tout d'un coup, pour une raison ou une autre, soient coincés dans un endroit. Difficile, encore une fois, de rendre palpable ce statisme avec le simple dessin. Entre deux cases aux dessins différents, notre cerveau va naturellement essayer de compléter le blanc entre deux images et s'inventer une ou plusieurs actions qui justifie que les personnages passent de telle position en case 1 à telle nouvelle position en case 2.

Par contre, si les personnages ne bougent pas d'un iota entre deux cases, notre cerveau sera bien embêté et devra se rendre à l'évidence : si le dessin n'a pas bougé, c'est que les personnages n'ont pas bougé. Point. Barre - 


Jean-Claude Forest, Barbarella - Les colères du mange-minutes, Les humanoïdes associés (pour mon édition à moi).

La poule et les gens tous nus sous la poule sont reproduits à l'identique de case en case. Parce qu'ils se font chier.

PETITE ANECDOTE CROQUIGNOLETTE.

Le saviez-vous, le saviez-vous pas ? La répétition iconique des deux pages précédente sont des itération iconique (la répétition de la même case à l'identique) (de la photocopie, quoi).

PETITE ANECDOTE MIGNONETTE.

J'avais tout fait mon billet en parlant d'itération iconique plutôt que de répétition iconique, mais on m'a dit : « Attends ! Non, mais, attends ! Tu vois pas le problème ! Tu parles d'itération iconique alors que chez Fabcaro les images ne sont pas reproduites exactement à l'identique ! Mais on marche sur la tête ! Mais on va droit à l'abîme ! Mais tu veux qu'on perde tout espoir de jours meilleurs ou bien ? »

BON, BREF, VOILÀ POUR LA PREMIÈRE JUSTIFICATION DE LA RÉPÉTITION ICONIQUE.

Oui, on a appris que si les personnage d'un dessin ne bougeaient pas, c'est parce que les personnages d'un dessin ne bougeaient pas. C'était tout simplement passionnant.

MAIS LA RÉPÉTITION ICONIQUE EST ÉGALEMENT UTILISÉE POUR FAIRE DES SURPRISES AU LECTEUR.

Ce qui est une des choses les plus compliquées en bande dessinée.

HA BON.

Oui, parce qu'en bande dessinée, il y a cette foutue page double de récit. On lit, on tourne une page, on tombe sur une nouvelle double page, on jette un regard général dessus, ET ENSUITE on commence à lire précisément chaque case dans l'ordre.

Du coup, si le personnage principal meurt dans cette double page, t'inquiète qu'on est au courant dès le tournage de page, et pas au moment précis où on lit la case précise de la mort du héros (précis) (c'est comme ça, c'est un héros qui aime bien la précision).

Le suspense, l'action, la surprise sont des trucs quasiment impossibles à faire en bande dessinée. Le lecteur arrivera toujours à anticiper l'action. C'est relou.

D'OÙ LES PETITS-SUSPENSES-DE-FIN-DE-PAGE.

Le seul moment où le lecteur à un désavantage par rapport au récit, c'est à la fin d'une page (et même, plus précisément (on est décidément très précis dans cette chronique) à la fin d'une page à la numérotation impaire (page de droite, quoi). En cet instant crucial, il est obligé de tourner la page pour connaître la suite, et il ne peut rien anticiper, rien deviner. Il ne peut pas tricher.

Hergé, Le lotus bleu, Casterman.

(J'ai jamais autant cité Casterman de toute ma vie.)

(Tu m'étonnes qu'ils en foutent pas une rame chez Casterman, ils ont Tintin et Corto pour leur faire une rente. Tranquille...)

Dans cet extrait, autant le premier mitraillage ne nous échaude pas beaucoup. On arrive à voir que Tintin est de toutes les cases de la planche, donc, hein, bon, ça va, on ne nous l'a fait pas, il va s'en sortir. Par contre, le dernier coup de feu en dernière case, comme on ne peut pas voir la suite, comme on ne peut pas tricher, nous donne envie de hurler : « Non ! Pitié ! Pas Tintin ! Pas lui putain ! J'ai besoin d'un icône crypto-gay pour l'équilibre de mon développement psychologique personnel ! »

De cette manière l'auteur couvre ses actions et les rend à la fois plus stimulantes et plus dynamiques.

C'EST TELLEMENT VRAI QUE LES PETITS-SUSPENSES-DE-FIN-DE-PAGE SONT TOUJOURS UTILISÉS DE NOS JOURS.

Oui, parce que, c'est sûr, le petit-suspense-de-fin-de-page était bien utile à l'époque où les bandes dessinées étaient principalement publiées dans des hebdomadaires pour nous donner l'envie irrépressible de connaître la suite et d'acheter la journal de la semaine suivante, l'estomac noué et le regard embué (« Tintin est-il mort ? Devrais-je renoncé à Tintin et Haddock ? Devrais-je me rabattre sur Tif et Tondu pour retrouver un modèle de couple homosexuel épanoui ? »)

Mais, désormais, au XXI° siècle, alors que les journaux de BD n'existent presque plus et que toutes les bandes dessinées sont publiées sous forme de livres, pourquoi avoir besoin de faire des petits-suspenses-de-fin-de-page ?

De toute façon, le lecteur l'a acheté, son foutu bouquin, donc on pourrait penser que c'est pas la peine de le faire stresser pour rien, ça ne le motive pas à racheter le livre une deuxième fois, quand même. C'est complètement inutile.

ET BIN NON !

Parce que, justement, c'est bien le seul moment d'incertitude que l'auteur peut glisser dans la tête du lecteur. le seul moment où l'auteur mène la barque sans que le lecteur puisse tricher et anticiper ce qu'il va proposer.

Lewis Trondheim et Brigitte Findakly, Les formidables aventures de Lapinot - Pichenettes, Dargaud.

Trondheim fait rien qu'à copier sur Hergé, c'est pas joli-joli, et il dynamise, rythme son récit grâce à ces fameux suspenses.

Et c'est pour ça que ce fameux petit-suspense-de-fin-de-page perdure encore aujourd'hui.

ET LA RÉPÉTITION ICONIQUE, C'EST PAREIL.

Ha bon, mais tu ne l'avais pas oublié le coup de la répétion iconique ? Moi, je croyais que tu étais parti, là, tel un poney sauvage, à dire n'importe quoi sur n'importe qui. 

'TENDEZ LES GARS, J'AI UN PLAN, ET TOUT.

Et donc, pour se couvrir, outre les petits-suspenses-de-fin-de-page, l'auteur peut également utiliser la répétion iconique, qui devient un moyen de faire qu'il se passe quelque chose dans la page sans que le lecteur ait le début de la queue de l'indice du début d'une idée de ce dont il s'agit. Pour savoir de quoi il en retourne, le lecteur va devoir lire les textes des bulles de la page, et ne pas se contenter de les survoler d'un oeil méprisant pour se faire une vague idée. Il ne peut plus anticiper sur ce qui se passe dans la page. Il est coincé. Il est la proie malhabile et boiteuse d'un tigre féroce : l'auteur.

Vous aviez anticipé que cette page allait parler de ça ? Ne mentez pas, c'est pas beau !

La répétition de certaines cases est très utile quand on veut faire de l'humour et donc surprendre son lecteur. Alors, bien sûr, cela oblige à faire un humour  littéraire. Un humour qui ne passe que par le texte. Ok. C'est vrai. Mais :

1) Ce n'est pas sale.

2) Dans le cas de la page ci-dessus, c'est même très bien vu, puisqu'il s'agit de se foutre de la gueule des tics et habitudes de langage des débats télévisés. Utiliser le langage pour se moquer du langage, c'est pas débile.

3) En général, l'humour slapstick, l'humour physique qui passe par les mouvements des personnages qui escaladent des échelles et se prennent des portes dans la gueule ne fonctionne pas trop en bande dessinée, justement parce qu'en survolant la page avant lecture on arrive à anticiper la fin, et, du coup, l'effet de la chute est amoindri : on rigole pas.

La finesse de l'humour des films d'antan : une recette perdue.

LA RÉPÉTITION ICONIQUE EST TRÈS UTILE POUR FAIRE MARRER SON PROCHAIN.

Mais pas que !  La répétion iconique est très utile pour faire marrer son prochain en passant des petits messages, des petites ambiances, en tapinois, l'air de rien, sans que cela paraisse forcer par un auteur qui veut créer du fond à coup de burin.

COMME NOUS LE VERRONS LA SEMAINE PROCHAINE.


6 commentaires:

  1. Top! J’utilisais ce procédé sans bien comprendre pourquoi il fonctionnait (pour Mme Michu notamment - sur mon ancien blog). De fait la surprise est l'élément essentiel de l'humour j'ai commencé à faire du Mme Michu en strip vertical avec des copier-coller (sous toshop hein parce-que la photocopieuse c'est un peu outres-tombe). Un peu en mode Vives parce-que j'aimais bien le procédé. J'ai terminé en Turbo média car ça se prêtait pas mal de réutiliser le personnage et on a encore plus l'effet de surprise mais ce n'est plus vraiment de la BD. En tout cas j'aime bien quand je comprend ce que je fais...

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    1. C'est vraiment le grand truc de tous les arts narratifs (je crois) : la gestion de l'information. Et dans le cas de la bande dessinée : la gestions d'informations qu'on connait déjà. C'est chaud. Mais tous ceux cités dans ce billet s'en sortent très bien de ce côté là.

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  2. Ça me fait penser que j'ai toujours pas acheté Zaï Zaï Zaï...

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  3. Hello,

    La planche de Pratt m'a toujours intrigué, elle me paraît peu narrative et l'aspect "ce-sont-des-bas-reliefs-qui-bougent-pas" oui bon pas trop.
    Par contre, comme tu l'avais déjà dis à propos de la chute de pierres dans Corto au pays des pierres qui pleuvent, la répétition a un rôle esthétique avec l'abstration des premières cases.
    Mais là où ça m'intrigue c'est que il y a un autre sens lié à l'évolution des derniers Corto, moins dessinés et plus tracés, quelque chose qui fait que Corto ne voyage plus dans des pays exotiques mais dans des écrits. Le rôle du personnage n'est plus le même, il a un côté émissaire : un être tracé envoyé par l'auteur pour visiter des récits écrits.
    Je suis pas clair, mais c'est juste pour dire que ces qqes pages me semblent dire plus que ce qu'elles montrent et que leur rôle narrative.

    My 2 cents comme on dit.

    Martin

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    1. Je ne suis pas trop d'accord avec la vision de Corto parce que, si les aventures de Corto tendent sur la fin vers l'abstraction graphique (Tango et les helvétiques), Mû m'a toujours paru comme une tentative de pratt de back to basic, avec des aventure et des indiens méchants et des pirates et tout le bazar. Plus aventure que reflexif. Et, justement, pour ce début de Mû avec ces bas reliefs, ces comme si Corto quitté le côté intello de la BD (les sculptures qui parlent) pour revenir de plein pied dans l'aventure (Corto qui fait de la plongée et retrouve ses amis).

      Mais, bon, je dis probablement des conneries, et en plus ce n'est pas si important que ça.

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