jeudi 23 juillet 2015

La bande dessinée en série pour un dessinateur.

Janry nous montre comment dessiner une série après André Franquin (un demi Dieu descendu de l'Olympe).

Tome, Janry, Stuf, Spirou - Luna Fatale, Dupuis.

EN BANDE DESSINÉE, FAIRE UNE SÉRIE, C'EST COMME FAIRE DES ALBUMS SOLITAIRES, MAIS EN PLUS COMPLIQUÉ.

Il y a des tas de nouvelles contraintes (utiliser tel personnage, se couler dans tel genre de récit, tenir compte d'un lectorat cible, etc.) qui viennent s'ajouter aux contraintes classiques d'un album de bande dessinée (être bon et ne pas se planter).

C'était sans compter sur la contrainte ultime, juste pour déconner.

SE FAIRE IMPOSER LE DESSIN D'UN AUTRE.

Un dessinateur a déjà suffisamment de soucis pour trouver un style de dessin qui lui plaise, qu'il arrive à aborder facilement, et qui lui permette de raconter ce qu'il veut, il faut encore qu'on vienne lui dire : « Non mais laisse tomber. Tout ça, ton dessin, ton style, c'est des conneries. tu vas plutôt dessiner comme Franquin. » (je sais pas si vous aviez déjà remarqué, mais les éditeurs ont un humour glacé et sophistiqué très développé).

TOUTEFOIS, MÊME SI LES ÉDITEURS SONT FOUS, ILS NE SONT PAS (COMPLÈTEMENT) IDIOTS.

C'est pour ça qu'ils cherchent à donner la suite d'une série à des auteurs qui semblent quand même vaguement intéressés par le même genre de travaux que leurs prédécesseurs.

C'est comme ça que Ted Benoît a pu faire deux Blake et Mortimer, sur la base de ses œuvres précédentes très ligne claire, alors qu'il était plutôt dans un creux de carrière à ce moment (pas forcément une locomotive des ventes à lui tout seul, donc). (Bon, il s'est quand même fait remercier ensuite pour non-tenage de délais (ces artistes, ça n'a aucun sens des réalités, ça prend son temps, ça papillonne, ça ne pense pas qu'il faut offrir un Blake et Mortimer à tonton Gérard tous les Noël).)



Ted Benoît, dont le travail personnel (en haut) et le travail sur Blake et Mortimer (en bas) trouvent certains échos.

Par contre, quand on file le boulot à quelqu'un de beaucoup moins concerné par la ligne claire, ça donne tout de suite 
quelque chose de plus moche (madre de dios) (pour ne vexer personne, on peut dire « un travail un peu moins élégant »).

Et c'est comme ça que Tome et Janry se sont vu proposer de reprendre la série Spirou et Fantasio, parce que euh... bin... euh... parce qu'ils étaient rigolos.

DIS DONC, IL EST POURRI, TON LIEN LOGIQUE, LÀ !

Tome et Janry étaient quand même bien intéressés depuis le début par Franquin. 
Ils ont même fait un gag de Gaston pour la déconne.

Pour que mon lien fasse un peu plus sens, il faut admettre que le rédacteur en chef du magazine de Spirou de l'époque (Alain de Kuyssche) (qu'est-ce que c'est galère à taper, les noms belges, quand on est pas belge) savait exactement ce qu'il faisait et qu'il avait détecté en Tome et Janry les thèmes sous-jacents et les préoccupations artistiques hésitantes qui rejoindraient et s'épanouiraient parfaitement au sein du chemin débroussaillé par Franquin (je deviens presque aussi balèze en verbiage que le maire de Champignac).

PAR EXEMPLE, L'ENCRAGE.

Vous vous souvenez peut être que l'encrage, chez Franquin, c'était tout un pataquès. Il était ainsi passé durant toute sa carrière de la plume au pinceau, puis au rothring, dans un soucis toujours accru de réalisme dans les textures.

HÉ BIN JANRY, C'EST PAREIL.

Enfin presque.

Mais disons qu'il est passé lui aussi de la plume au pinceau.

Et que lui, c'était dans un souci toujours accru de réalisme dans les volumes.

BON. QUAND MÊME. CHIPOTEZ PAS. C'EST KIF-KIF.

Janry est parti d'un dessin à la plume assez peu réaliste et très souple. Assez « gros nez », comme on dit. Assez « Gaston », finalement. Ou encore : « Assez école de Marcinelle »

Seulement, Janry avait envie de rajouter de nouveaux éléments dans son dessin. Et, pour ça, il est passé au pinceau.

QUE LUI A PERMIS LE PINCEAU QUI ÉTAIT PLUS DIFFICILE À OBTENIR A LA PLUME ?

Déjà, des noirs.

L'épaisseur du trait travaillait déjà Janry quand il dessinait à la plume.


L'épaisseur du trait, c'est pratique, ça permet de peindre les ombres sans vraiment les peindre, 
de représenter les volumes sans vraiment les représenter. 
(Admirez ici le trait du bras qui rend son volume.)


Ici, le gros général est bien dessiné tout en ombres, 
mais le soldat, lui n'est ombré, volumisé, que grâce à une plus importante épaisseur de trait.

Mais quand il passe au pinceau, là, c'est open bar, il fait des gros traits bien noirs partout et tout le temps. C'est particulièrement notable dans Spirou et Fantasio à New York et La frousse aux trousses, qui sont les deux premiers albums de Janry réalisés au pinceau, et dans lequel Janry se lâche complètement, avant de revenir à un peu plus de retenue et d'équilibre.

Regardez donc toutes ces ombres qu'il n'y a pas dans L'horloger de la comète...

Mais qui se trouvent ensuite dans La frousse aux trousses ( le livre suivant)...

Pour être nettement atténuées ensuite (notamment dans la vallée des bannis, le livre qui vient juste après).


 Les ombres sont toujours là, mais plus fines. 
Elles font le même effet, soulignent les mêmes volumes, mais avec plus de discrétion.

(Comment est-ce que je sais que c'est entre le retour du Z et Spirou et Fantasio à New York que Janry est passé de la plume au pinceau ? Déjà, parce que j'ai un œil extrêmement aiguisé. Ensuite, parce qu'il l'a dit dans des interviews.)

MAIS JUSTEMENT, QUE PERMET CE NOUVEAU TRAIT AU PINCEAU ?

  • Plus de détails.

 Avec une technique et un niveau de détail accru apparaît une grande passion de Janry : 
les zigouigouis de vêtements déchirés.

C'est comme ça. Avec une plume, les détails, c'est compliqué. (C'est compliqué de faire des petits zigouigoui courbés à la plumes. On a plutôt tendance à faire des petits traits droits, avec des pleins et des déliés, mais droit. Ça tourne mal, une plume. Au contraire d'un pinceau.) Du coup, quand janry se met au pinceau, il commence à rajouter plein de petits détails tout courbés. des petits bouts par-ci, des petits bouts par là.

  • Plus de mouvement et plus de poids.
Avec la plume, on peut faire des pleins et des déliés.

Avec le pinceau on peut faire des pleins et des déliés MAOUSSE ÇA COMME. (Pour faire un délié, il faut appuyer sur la plume. Il est facile de comprendre qu'en appuyant sur un pinceau, on fait des traits beaucoup plus épais encore.)

Cette propriété, Janry l'utilise à toutes les sauces, mais d'abord pour donner plus de mouvement et plus de poids à ses personnages (du poids au sens propre, hein, de la masse, quoi, de la gravité (nan mais de la gravité au sens propre aussi, merde, faites un effort) (du p = mg, voilà)).

La gravité pèse plus, la gravité pèse mieux sur les  habits ou les attitudes de Spirou et Fantasio.


Autant, avant, on avait un peu l'impression qu'ils flottaient dans le décor, dans la case, autant, maintenant, ils semblent avoir les deux pieds bien posés sur le sol, et leurs vêtements tombent plus lourdement (ils flottent moins/mieux, eux aussi). L'ombre sert à marquer là où portent, là où sont posés les objets (le chapeau, la veste, le pied).

  • Plus d'ombres et de volumes.
Alors, là, c'est le changement le plus évident entre les dessins à la plume et ceux au pinceau.

Janry utilise le pinceau pour peindre en noir les ombres des plis des vêtements.

Avant, à la plume, il dessinait juste les plis. Mais, comme les couleurs sont en aplats, pas moyen de dessiner la nuance entre le vert clair du tissu et le vert sombre du tissu sur lequel l'ombre d'un pli est porté. Du coup, l'impression de pli est pas top. C'est comme un pli qui ne plie pas vraiment le tissu. Un pli pour de faux.

Pour pallier à ça, Janry dessine ensuite les ombres en noir.

Du coup, les plis sont mieux marqués, les volumes du tissu apparaissent. Quand on plie un bras, le tissu n'est pas qu'un simple tube de papier, il se déforme de manière souple de plein de façon différentes.


Les ombres et les volumes étaient là, mais mastocs. Elle le sont toujours par la suite, mais beaucoup plus subtiles.

Disons que le Spirou de L'horloger de la comète est une image de synthèse de 1995, 
et le Spirou de La vallée des bannis est une image de synthèse de 2010.

Par les ombres apparaissent les volumes.

Par les ombres des parallélépipèdes apparaissent les volumes des immeubles.

BON, L'INCONVÉNIENT, C'EST QU'IL Y A PLUS DE NOIRS DANS L'IMAGE. TROP DE NOIR TUE LE NOIR. OU AU MOINS ASSOMBRIS L'IMAGE ET EMPÊCHE UNE PALETTE DE COULEURS OPTIMUM.

Sur Spirou et Fantasio à New York (son premier travail au pinceau), Janry feinte en rendant officiellement l'ambiance toute grisou (il pleut tout le temps).


Sur La frousse aux trousses, il essaye d'équilibrer ses noirs par beaucoup de luminosité extérieure (l'action se passe dans le désert d'un simili-Afghanistan), en contrastant encore plus ses images (grosses masses de noirs contre grosses masses de blancs).

Carrément des boules et des carrés qui se baladent.

A partir de La vallée des bannis, il atteint le top du top de la maîtrise de son outil, fait dans le beaucoup plus nuancé, marque toujours les ombres quand il faut, mais n'en rajoute pas non plus, et délègue une partie de la représentation des volume à son coloriste (qui aura droit à son billet juste après celui-ci la semaine prochaine).

 Les noirs ne sont plus là que pour souligner les animaux-boules, la masse de l'arbre, ou le fond du décor 
(le fond du décor en noir, ça donne du volume au décor en lui-même), ou les plis des vêtements, bien sûr.

ON EN ARRIVE AU PLUS CROUSTILLANT.

Janry utilise le noir du pinceau pour représenter les ombres qu'un objet porte sur un autre, et représente ainsi différentes vestes qui se superposent, différentes mèches de cheveux qui se croisent, pour finalement combiner tous ses objets en volume entre eux.

Comme dans l'image précédente, on a droit à des ombres portées, des cheveux-en-noir-dans-le-fond, des traits plus épais 
pour souligner la courbe d'un volume. Toute la palette développée par Janry passe dans ses cheveux.

Après avoir travaillé sur la meilleure représentation possible des volumes, Janry va travailler sur le meilleur enchâssement possible de ses volumes, pour donner de la profondeur au dessin. (Grosso modo, donner du volume a un objet casse l'impression d'aplat de cet objet ; enchâsser différents objets en volume casse l'impression d'aplat global de la case.)

ET C'EST LÀ QU'APPARAÎT L'ULTIME BUT DE JANRY : DESSINER DES FILLES EN MINI-JUPE SEXY.


Elle n'a l'air de rien, la fille en mini-jupe sexy, mais ce sont les noirs qui permettent de représenter ses volumes affriolant. Ce sont les noirs qui lui donnent plus de réalité qu'une simple fille de papier glacé. Ce sont les noirs qui rendent sexy la fille en mini-jupe sexy.

Merci aux ombres d'aider Luna Fatale à nous charmer.

La contre-plongée perverse, oui ; mais la contre-plongée perverse pour représenter les volumes.

TOUT ÇA POUR EN ARRIVER À DIRE QUOI ?

Franquin avait changé d'outil pour arriver à rendre son dessin plus réaliste dans ses textures.

Janry a changé d'outil pour rendre son dessin plus réaliste dans ses volumes.

Franquin en était arrivé à dessiner les bouloches de nos pulls.

Janry en est arrivé à dessiner les multiples enlacements de nos cheveux. (Surtout les cheveux des filles en mini-jupes sexy.)


Les volumes, y a qu'ça d'vrai.


6 commentaires:

  1. Le pinceau, c'est vraiment fait pour dessiner les filles. Je suis bien d'accord. C'est un outil plus sensuel que la plume. Ne serait-ce que la douceur de son contact avec le papier...

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    1. Bin disons que négocie mieux les virages. Mais aussi, paradoxallement, les auteurs utilisent également le pinceau pour avoir plus de détails.

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  2. [Stuff] "son coloriste (qui aura droit à son billet juste après celui-ci la semaine prochaine)."
    ...et on aurait aimé qu'il puisse le lire lui-même, ce billet :-(
    Je le lirai avec émotion.

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  3. J'aurai bien voulu écrire ce commentaire sous une contrainte ultime, mais j'n'ai pas encore d'éditeur à l'humour glacé et sophistiqué très développé. (Cela devient une véritable prouesse de trouver des contraintes en rapport avec l'article pour écrire des messages sur ce blog !) (Li tse tnedivé euq suon snoirua up el eriaf ne eugnalgroz, siam alec tiarua été xiueiditsaf !)

    Pourrions-nous considérer Tome et Janry comme les Keno Don Rosa de Franquin (et Greg, Jidéhem, et toute l'équipe d'eux (n'oublions pas les plus méconnus, même si leurs noms le sont (oubliés et méconnus))) ? (Innocente question qui n'espère aucunement pouvoir attirer l'attention du fameux Z comme Zouave sur les merveilleux séquentiellateurs que sont Carl Barks et Don Rosa. Tralala.)

    Et effectivement, j'apprends hier le décès du-dit Coloriste De Becker. 2015 se fait funeste, comme tant d'autres années.

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    1. Je suis pas sûr du parallèle. Don Rosa avait un rapport quasi maladif, obsessionel, encyclopédique avec Picsou. Il a mariné des histoires à n'en plus finir dans sa tête, et quand il a eu l'opportunité de les sortir, il s'est défoulé.

      Tome et Janry, à leurs débuts, c'est la fougue insouciante de la jeunese. Ils reprennent une série. Bon. Ils y mettent des élements d'avant. Super. Mais rien d'hyper calculé ou millimétré (je pense). Ils font comme ils le sentent. C'est ensuite qu'ils commencent à se poser des questions "comment faire une bonne série" ; "comment répondre à un héritage" ; "comment renouveler en gardant l'identité du truc". Mais c'est parce qu'ils sont finalement devenue de meilleurs auteurs qu'à leurs débuts qu'ils ont pu aborder des questions plus complexes. Mais des questions liées (à mon sens) à leur métier ; pas spécialement à Spirou en lui-même.

      Don Rosa vient à la bande dessinée par Picsou. Tome et Janry et Stuf viennent à Spirou par la bande dessinée. En quelques sorte.

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