jeudi 5 février 2015

La bande dessinée, au pinceau.

Franquin nous montre comment il évolue dans sa narration en même temps que dans sa technique.





Franquin et Greg et Jidéhem, QRN sur Bretzelburg (le vrai, pas le vulgairement coupé de la semaine dernière), Dupuis.

Nous en étions resté au moment où Franquin voulait accroître les nuances de son dessin pour accroître les nuances des attitudes de ses personnages. (Un travail qu'il avait déjà commencé à faire, mais qu'il va beaucoup plus creuser désormais.) 

PARCE QUE LÀ, PAF (LE CHIEN) :

  • 1963 : Spirou et Fantasio : QRN sur Bretzelburg. (Reprise de l'histoire, après une grande pause, et avec un dessin sensiblement différent.) (Franquin revient véner et aligne tout le monde avec un dessin de malade.)



Si la bouille de Fantasio est restée identique entre 61 et 63, il faut surtout regarder sa manière de se fringuer. Avant : des bras encore « en allumette » et un col bien défini. Après : un tissu beaucoup plus souple, qui baille et qui fait des plis de partout.


Même punition pour le général Schmetterling, dont les membres rigides se « courbisent ». Le bras est moins droit, la posture est moins rigide, les détails abondent : plus de poils dans la barbe, plus de plis dans la manche, plus de reflets dans les décorations.


Les différences les plus notables sont visibles sur le docteur Kilikil. Les cheveux sont plus fous, les lunettes moins ajustées, les yeux et la bouche plus grands (pour l'expressivité), le bras moins droit, le vêtement plié et moins ajusté (la poche baille), jusqu'aux doigts, plus finement dessinés.

LES DOIGTS, CE N'EST PEUT ÊTRE RIEN POUR VOUS, MAIS, POUR MOI, ÇA VEUT DIRE BEAUCOUP.

Ses mains nous montrent que Franquin agit un peu comme un footballeur qui veut gagner plein de thune coucher avec des prostituées, devenir célèbre et rentrer en boîte facile, être vénéré comme un demi-dieu sans trop de raisons, prendre une revanche sur son instit de CM2 qui lui a dit qu'il ne ferait rien de bon dans la vie, approfondir sa passion : ses aspirations pures et nobles le motivent pour s'entraîner, étudier, mieux comprendre  ; du coup il progresse techniquement ; du coup il progresse dans son jeu en général ; du coup, il prend du plaisir sur le terrain.

Franquin, lui, veut se rapprocher de ses personnages en améliorant leurs expressions.


Du coup, il s'entraîne et progresse dans son dessin, sa touche, la précision et la maîtrise de son trait.

Du coup, en plus des visage hyper-expressifs, il peut dessiner des mains de ouf.


Du coup, il kiffe ce qu'il fait. 

Ce qui l'amène à s'amuser encore plus (notamment dans les postures de ses fameux personnages, qui deviennent encore plus expressives).

Y a pas que les mains dans la vie, regardez-moi donc ces doigts de pied !

Ce qui le motive encore plus pour s'entraîner et devenir meilleur.

Whaaaaa c'trop bien !

BON. D'ACCORD. MAIS QUEL RAPPORT AVEC LA PLUME ET LE PINCEAU, TOUT ÇA ?

On voit qu'entre 61 et 63, Franquin a dérivé vers un dessin plus souple, moins raide (les bras, les visages, et même les doigts de pieds des personnages) sont plus dans la courbe quand avant ils étaient dans la ligne droite.

Tout ça parce que cette fameuse courbure, la souplesse, permet de rajouter de la subtilité (un peu plus courbée, un peu moins courbée) dans le dessin (alors que quand le trait est droit, bin il est droit, il n'y a pas de gradation, de subtile variation dans la droiture d'une ligne).

La manche est : détendue, tendue, super tendue, fatiguée, épuisée.

Pour plus de subtilité dans l'expressivité de son dessin et de son trait, Franquin va aller vers plus de souplesse. Et comme Franquin le disait : le pinceau [...] donne surtout un trait bien délié, souple. Franquin va donc avoir l'idée de changer d'outil et de passer de la plume au pinceau.

  • 1965 : Spirou et Fantasio : Bravo les brothers. La première (et avant dernière) aventure que Franquin encre au pinceau.


HA OUAIS ? ET COMMENT TU VOIS QUE C'EST DU PINCEAU, GROS MALIN ?

Fastoche, il suffit de revenir à QRN :

  • 1966 : Spirou et Fantasio : QRN sur Bretzelburg, encore. Première publication en album (une publication redécoupée pour faire moins de pages et que ça rentre dans un bouquin).

Voilà la version de 61 (avec plein de cases en plus) :


Et voici la version de 66 (avec plein de cases en moins, et dont la dernière case a été redessinée pour des raisons de place) :


Cases de 61 et case 66 :


Alors, certes, le style à changé. À cela rien de très surprenant, puisqu'on a vu que le style de Franquin est toujours mouvant. Mais l'encrage aussi a changé. Et, en fait, l'encrage et le style ont évolué de concert. 

Franquin voulait un trait plus souple.

Franquin voulait un trait plus précis.
(Ici, il marque mieux les fioritures et le volume du siège grâce aux pleins et déliés du pinceau).

Franquin voulait un trait plus démonstratif. 
(En abandonnant le dessin des bras et jambes en allumettes, il se permet d'exagérer la position du corps de Spirou, 
et de le rendre plus expressif.) (Il semble plus avachi dans le siège, le corps est « mieux assis ».

Mais il n'y a pas que le corps. Les visages gagnent également en expressivité.
(Le trait légèrement accentué sur les paupières ou le bas des oreilles du marsupilami les rendent plus lourdes.) 
(Les bras plus souples semblent mieux avachis. Le poil est plus tombant et fatigué. Même les sourcils sont moins droits.)

(Sur cette image, on voit aussi bien la différence entre plume et pinceau : trait plus raide mais aussi plus net, 
contre trait plus souple et délié mais qui ne fait pas forcément ce que l'on veut au millimètre, moins précis.)

En fait, la seule chose qui ne change pas, ce sont les lettres dans les phylactères, qui sont toujours réalisées à la plume 
(même si, là encore, on gagne en expressivité avec un « Ho ! » plus gros).

  • 1967 : Spirou et Fantasio : Panade à Champignac, dernière aventure de Spirou et Fantasio sous l'égide de Franquin. Après celle-là, il les laissera tomber comme de vielles chaussettes ; Fantasio, notamment, n'apparaîtra plus dans les gags de Gaston.

Expressivité et précision dans le corps et le visage de Champignac. 
Subtilité dans ses différentes attitudes, toutes semblables mais toutes différentes, exprimant toujours une nouvelle nuance.

Le changement d'outil chez Franquin a permis d'atteindre de nouveaux objectifs artistiques.

Ses objectifs, au début, étaient d'être précis, efficace, et très rythmé (le rythme, c'est bien utile quand on doit faire des gags et des scènes d'action), et ont été atteints avec une plume. Ils ont été ensuite de devenir plus subtil, expressif, et doux (pour se rapprocher des personnages et de leurs « vraies » vies avec un regard lui aussi plus doux), et ont été atteint avec un pinceau.

Du coup, dans bravo les brothers ou panade à Champignac, les histoires sont plus centrées sur les personnages et la poétique des situations, moins remplies de gags ou d'aventures échevelées (dans panade à Champignac, les personnages passent la moitié du temps à pouponner, et les gags tirent vers la parodie).

Franquin est fatigué des mécaniques narratives de récits d'aventure et va légitimement abandonner le rouquin et le chauve pour se réfugier chez Gaston, une série sans aventure, qui lui permet d'observer la vie du journal et de ses journalistes, d'abord, puis plus simplement la vie de Gaston (son travail, ses passions, ses amours, ses engagements politiques, etc).

  • 1968 :  Gaston Lagaffe.

En même temps qu'il arrête Spirou, Franquin arrête le travail en studio, et dessine donc désormais tout dans ses cases, notamment les décors, qui vont devenir de plus en plus détaillés (comme tout son dessin).

Et c'est là que le bât blesse, car, si le pinceau a des tas d'avantages, il a également un petit soucis : le trait devient plus lourd.


Si on compare encore une fois le marsupilami-plume et le marsupilami-pinceau, les traits de ce derniers sont plus épais.

D'ailleurs je n'invente rien, c'est Franquin qui le dit lui-même, souvenez-vous :
On pourrait penser que le pinceau donne forcément un trait peu précis, lourd.
Hé oui !
Mais il faut aller au-delà de ce stade un peu pénible...
Hé oui ! 
...pour découvrir les grandes possibilités du pinceau dans le trait.
Hé oui !

C'est justement toutes ces possibilités que Franquin va explorer/améliorer/porter au zénith du firmament dans Gaston

(Attention, hein, je ne dis pas que le trait de pinceau de Franquin était de la merde et qu'il aurait du se cacher sous les roues d'un train. Je dis que c'était hyper top, et qu'il va travailler pour rendre tout ça hyper méga giga top.) (Qu'on ne se méprenne pas.)

Petit à petit, avec la maîtrise de son outil, les dessins vont gagner en légèreté, en finesse, en détails. Tout en conservant cette grande douceur (qui se traduit par la gentillesse qui sourd des pages) (oui, qui sourd) et expressivité (qui rend les personnages vivants et subtils).

La grande classe, quoi.

Quand Franquin commence à vouloir dessiner l'insaisissable, comme la vapeur, par exemple.

Jusqu'à réussir à dessiner l'air, la nuit, ou un grain de lumière.

T'EN FAIS PAS UN PEU TROP, NON ?

Pas du tout.

MOI, JE DIS : « DANS LE DOUTE, ARRÊTE LA DROGUE. »

Bin on verra bien qui a raison la semaine prochaine.

4 commentaires:

  1. J'avais vu une planche originale de Franquin à l'occasion de je ne sais plus quelle expo, et on voyais très bien la technique de grattage utilisé pour les effets de brouillard. C'était vraiment très impressionnant.

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    1. Ouaip. C'est cette subtilité dans les rendus qui a poussé Franquin à toujours expérimenter et pousser le bouchon le plus loin possible dans ses techniques (je pense).

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  2. Lumineux ! Surtout l'exemple de la case au marsupilami redessinée...

    Toujours dans Franquin et "l'insaisissable", je serais très intéressé de lire de vous un commentaire des "Idées Noires", un classique parfois digne de la peinture chinoise !

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    1. Pour les "idées noires", c'est à venir dans le prochain billet (j'essayerai aussi de montrer à quel point Franquin a réussi à pousser le pinceau loin).

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