mercredi 17 décembre 2014

La bande dessinée est funky.

Nicolas Mahler vient aider Jochen Gerner pour essayer de répondre aux gens qui méprisent la bande dessinée pour des raisons idiotes.





Nicolas Mahler, L'Art selon madame goldgruber - insulte, L'assocation.

NOUS EN ÉTIONS OU ?

Nous avions essayer de balayer les attaques sur les problèmes de classification et d'évaluation de la bande dessinée au sein des autres arts.

Bon.

Ça, c'est fait.

Qu'est-ce qu'il reste comme arguments du coup ?

Bin, l'argument qui revient ensuite le plus souvent est :

MAIS POURQUOI S'Y INTÉRESSER ? LA BANDE DESSINÉE, C'EST JUSTE NUL, JE VAIS PAS ME FATIGUER POUR SI PEU.

(Ou le problème de classification et d'évaluation de la bande dessinée intrinsèquement.)

[...] vous me répondrez, comme pour le rap ou la techno, « tu n'y connais rien, cette scène est d'une richesse et d'une variété extrêmes » Il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n'ai pas le temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois les illustrés. La beauté des livres, c'est qu'ils sont sans images, et qu'ils offrent ainsi libre carrière à l'imagination. Quand on me raconte une histoire, j'ai besoin qu'on me donne à penser, qu'on me donne l'envie d'interrompre ma lecture et de lever la tête, pas qu'on dessine pour moi les héros. Mais les enfants gâtés veulent rester des enfants.

Alors... Bon... Fouillailla... Reprenons en détaillant.

vous me répondrez, comme pour le rap ou la techno, « tu n'y connais rien, cette scène est d'une richesse et d'une variété extrêmes » 

Tu fais comme tu veux, hein. Toi, tu ne t'intéresses pas, c'est bien ton droit. La curiosité intellectuelle, ça ne peut pas être donné à tout le monde. Avec toi, on en serait encore à taper deux bouts de silex ensemble parce qu'il faut se concentrer sur ce qu'on connaît, mais ce n'est pas grave.

Il y a tant de livres à lire, de toiles à admirer, que je n'ai pas le temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois les illustrés. 

Et tchac, petit tacle par derrière. Les illustrés. Pour les gosses. Pour les pas finis.

Détail rigolo : la littérature n'a pas toujours eu cette réputation de grande dame qui flotte au-dessus de la mêlée de nos préoccupations quotidiennes. Avant le XIX° siècle, l'ensemble de la littérature était vue comme une gigantesque collection arlequin. Des histoires de sentiments, de la poésie, des trucs de couple, ce n'était pas bien sérieux, ça ne produisait rien, ce n'était pas utile. Des trucs justes bons à intéresser les vielles bourgeoises oisives et coincées. Des bêtises. Je pense donc qu'on est tous d'accord pour dire qu'on n'a pas de temps à perdre pour ce qu'on appelait autrefois les livres de salon. Sauf si on n'est pas réactionnaire.

La beauté des livres, c'est qu'ils sont sans images

La beauté des romans, c'est qu'ils sont sans images. La beauté des recueils de photographies, sans images, est beaucoup moins évidente. (On en revient au sophisme qui voudrait que tous les français soient parisiens.)

ils offrent ainsi libre carrière à l'imagination.

Comme si une image, une peinture, une photographie, un dessin, bridaient l'imagination. Tous les arts font appel à l'imagination, mais pas aux mêmes mécaniques pour mettre en branle cette imagination, nuance. On peut rester des heures à scruter une peinture. On peut rester des heures à scruter une bande dessinée. 

De fait, si on ne s'intéresse pas aux mécaniques qui produisent les effets artistiques (le style, la touche, etc.) on risque évidement de complètement passer à côté de tout.

Par exemple, il y a très peu de choses qui démarquent l'annuaire d'un poème de Victor Hugo. Ce sont des associations de lettres qui transmettent des informations (l'information peut être que, demain, dès l'aube, à l'heure où blanchit la campagne, il partira ; ou que Madame Michu habite au 57, rue des quatre saisons à Jouy-en-Josas).

Par contre, Victor Hugo a fait en sorte d'organiser ses lettres/mots/phrases de manière à faire chouiner le petit cœur tout mou du lecteur et laisser libre carrière à l'imagination. Les rédacteurs de l'annuaire se foutent bien de votre cœur et de votre imagination, les salauds.

MAIS MÊME SI LA BANDE DESSINÉE ÉTAIT UN ART VALABLE (JE DIS BIEN « SI », HEIN, C'EST UNE SIMPLE HYPOTHÈSE), DE TOUTE FAÇON, ELLE NE TRAITE QUE DE SUJETS IDIOTS.




Comme d'hab, une fois qu'on a essayé d'attaquer un sujet de manière plus ou moins pro sur le fond, et qu'on s'est fait renvoyer dans les cordes, on essaye ensuite de l'attaquer superficiellement en ne parlant que des sujets proposés (ce qui revient à ne parler que de l'histoire d'un film, et pas de sa réalisation, et donc à ne faire aucune critique intéressante).

C'est bien sûr complètement absurde, puisque seule compte l'exécution d'une œuvre et pas son sujet.

Là encore, Flaubert peut se baser sur un pauvre fait divers bourgeois (jugé pornographique à l'époque, avec procès à la clef et tout le tremblement), ça ne veut rien dire, il en tire Madame Bovary. Tandis que Carole Mortimer, elle en fait Prisonnière de la passion.

Quand Dostoïevski donne dans le roman fantastique (Le double) ou Kafka dans le roman d'horreur (euh... un peu tout, à des degrés divers, en fait, mais je pensais à La métamorphose), personne ne moufte, parce qu'on a appris à l'école que ce sont de grands auteurs (ils ont gagné leurs galons avec des « récits classiques » dans lesquels les « esprits classiques » ont pu apprécier leurs styles sans arrières-pensées) ; mais que les auteurs affichent plus clairement leur « non-classiqu-itude », et la petite barrière des préjugés tombe pour empêcher de juger une œuvre objectivement.

Donc, je vais le redire pour ceux dans le fond qui ne suivent pas : le sujet, ON S'EN TAPE !

« Oui mais ce n'est toujours pas ça que j'ai voulu dire. Ce n'est pas la vulgarité supposée du sujet qui pose problème. C'est qu'on ne peut pas transcender le sujet à cause de la vulgarité intrinsèque du medium. »


« Vous comprenez, c'est dans les gènes de la bande dessinée que ça déconne. Faire de la bande dessinée, c'est un peu comme avoir Goebbels en instit de maternelle, ce n'est pas sa faute, mais ça handicape vachement pour s'épanouir. Du coup, on ne peut matériellement PAS élever un sujet avec la bande-dessinée-forcément-pornographique. Flaubert ne pourrait PAS faire Bovary en bande dessinée. Le dessin comme les histoires, tout y est obligatoirement schématique et dénué de complexité. »

PAR EXEMPLE, LA BANDE DESSINÉE EST CARICATURALE.



Faut quand même essayer de sortir la tête de sa poubelle. Ça fait belle lurette que les couleurs des bandes dessinées sont très nuancées. Et si elles ne le sont pas, c'est un choix artistique, qui se rapproche des démarches de l'art moderne.

De même, les personnages supposément binaires des bande dessinées des années 60 (qui étaient des contraintes éditoriales imposées par des comités de censures pour que les enfants gardent les idées claires) (et que les auteurs ont réussis à subvertir en créant des personnages au combien vivants et complexes comme le capitaine Haddock ou Obélix) sont désormais beaucoup moins présents dans le paysage de la bande dessinée contemporaine. 

« Non mais Haddock ! Complexe ! Vous n'allez pas comparer Haddock à Anna Karénine ! Quand même ! Restons sérieux ! Je vais rajouter quelques points d'exclamation pour montrer mon désaccord !!!! Voyons !! Allons !!! »

Haddock EST un personnage complexe. Seulement 1) La manière de l'exprimer n'est en rien littéraire (pas de monologues décrivant les pensées du personnage pour créer de l'empathie mais des actions souvent contradictoires qui font naître la complexité et réagir le lecteur) et 2) Haddock est avant tout un énorme instrument de bande dessinée, pour gérer les transitions entre les cases, faire des ruptures de ton, des accélérations, des suspensions. Bref Haddock est là pour faire de la bande dessinée comme un trait de pinceau est là pour faire de la peinture.

Le problème étant que, si on utilise un logiciel d'analyse en littérature (ce que n'est PAS une bande dessinée), on passe complètement à côté de ces aspects (en fait, on part même du principe de la négation de tout aspect plastique ou rythmique). 

LE CÔTÉ LITTÉRAIRE, JUSTEMENT, PARLONS-EN !



Mais tu m'étonnes que les enfants ne vont pas apprendre à lire avec des bandes dessinées ! Et vous savez pourquoi ? Parce que ce n'est pas fait pour ! Cela revient à dire que, tiens, c'est étrange, mon fils de trois ans connaît tout de l'avant garde picturale de la scène londonienne des années 2000, mais il ne sait pas lire. Comme c'est surprenant !

On ne peut pas apprendre à lire des romans en observant des tableaux. On ne peut pas apprendre à lire des romans en visionnant des films. On ne peut pas apprendre à lire des romans en lisant des bande dessinées. Parce que ce n'est pas la même chose.

Par contre, on peut apprendre à lire des bande dessinées en lisant des bande dessinées.

J'aurais beau regarder cette peinture bourrée de textes de Jean-Michel Basquiat toute l'année,
 à la fin, 
je ne saurais pas lire pour autant.

LE CÔTÉ PICTURAL, JUSTEMENT, PARLONS-EN !

« OK, je veux bien que la bande dessinée ne soit pas littéraire. Mais, dans ce cas, sur le plan purement plastique, il faut bien avouer que ce n'est pas tellement jojo non plus. »


Sauf que faire l'erreur de lire une bande dessinée avec un logiciel d'analyse picturale est la même que de lire une bande dessinée avec un logiciel littéraire. Une bande dessinée N'EST PAS un tableau. La caractéristique propre de la bande dessinée est de mettre en interaction des textes et des dessins en les plaçant les uns à côté des autres. La spécificité de la bande dessinée est de travailler sur ces appositions. Ce qui entraîne des tas de conséquences artistiques qui font dériver la composition d'une case de la composition d'un tableau.

Encore une fois, CE N'EST PAS LA MÊME CHOSE.

Ou, comme le disait Mahler :



« Bon bon bon. La bande dessinée est autre chose. Ce n'est pas de la littérature. Ce n'est pas de la peinture. Autre chose. D'accord. C'est différent. »

« Mais c'est cette différence qui pose problème en enfermant la bande dessinée dans un ghetto. Elle s'accroche à cette différence et refuse de s'ouvrir aux autres, comme un adolescent emo. »

LA BANDE DESSINÉE, CE GHETTO DE JEUNES.


LA BANDE DESSINÉE, CE GHETTO DE PAUVRES.


LA BANDE DESSINÉE, CE GHETTO DE JEUNES PAUVRES FASCISTES.

« Isolé ainsi, ces lecteurs ressassent leurs références, ne s'ouvrent pas aux autres, se complaisent dans leurs situations, ne s'intéressent pas aux nobles préoccupations d'une société qui s'élève au-dessus de sa basse condition. »


« Le cerveau amenuisé et rance, ils deviennent des zombis malléables. »



« Pas comme nous, esprits éclairés qui avons lu Pascal et Montherlant. »

Hé bhé !

Tout ça pour ça.

Fallait le dire depuis le début que, si vous nous preniez le chou, c'était pour une bête guerre de classe, on aurait gagné du temps.

« Nous on connaît l'histoire de l'art, vous pas. »

« D'ailleurs, nous, on parle d'art, vous, c'est purement mercantile. »

« Nous, on essaye de s'élever au-dessus de la masse, vous, vous restez piégé dans les filets du marché et de la consommation. »

« Nous, on s'élève au-dessus de la masse. Et la masse, c'est vous. »

C'est pas bien joli joli de faire toutes ces histoires d'arts mineurs ou majeurs, d'arts caricaturaux ou profonds, de culture puissante ou primaire, tout ça pour défendre finalement SA culture, SON art, SA caste, SES goûts. Qui, eux, sont bons, pas comme ceux des autres.

RÉVOLUTION !

Dans la vie, soit on passe toute son énergie à défendre son petit pré carré, dans lequel on est le roi supposé (par exemple, quand on est critique de cinéma, et qu'on est censé être un esprit supérieur côtoyant Fellini et Tarkovski, se dire que Lucy, c'est aussi du cinéma, c'est dur, ça rabaisse un peu notre place sociale imaginaire censée être tellement haute et importante ; alors, on dit que Lucy est de la bande dessinée, comme ça, on garde son statut d'intello profond), soit on n'en a rien à faire et on s'intéresse aux choses telles qu'elles sont, et pas telles qu'elles devraient être pour nous permettre de nous placer automatiquement au sommet de la chaîne alimentaire sociale.

Plus on fréquente d'idées, d'approches, de manière de voir différentes et plus on peut comprendre et accepter le monde dans lequel on vit. Se couper d'une partie de ce monde pour rester le régent imaginaire d'un petit territoire que l'on a soi-même délimité est ridicule, inutile, et très fatigant. S'ouvrir au plus d'idées possibles semblerait bien plus intéressant. Et permettrait, par exemple, de découvrir la beauté cachée de la bande dessinée.


jeudi 11 décembre 2014

La bande dessinée a mûri.

Jochen Gerner nous parlent des gens qui n'aiment pas la bande dessinée (et qui ont bien tort).



Jochen Gerner, contre la bande dessinée - choses lues et entendues, L'Association.

NOËL APPROCHE, C'EST ATROCE.

Oui, les fêtes arrivent, et avec elles Tonton André, sa moustache, et son très typique : « alors, euuuh, machin, toujours à t'intéresser à tes conneries de mickeys pour débiles ? ».

Pour anticiper un manque de répartie qui pourrait se révéler cruel (moi, en général, avec « maiiiiiis, euuuuh, c'est même pas vrai », je suis à mon niveau argumentaire maximum), je me suis dit que j'allais écrire un brouillon de ce que nous devrions tous répondre en cas de basses attaques de notre art favori, dans le but extrêmement noble de pouvoir briller en société grâce à des saillies drolatiques, mordantes, pleines de sens et de sensibilité.

Pour cela, il fallait trouver une liste des griefs qu'endure la bande dessinée à longueur de temps.

Pour cela, il y a contre la bande dessinée de Jochen Gerner.



On va donc essayer de voir ce qu'on pourrait bien répondre à tous les reproches qu'on fait sans arrêt à la bande dessinée. 

C'EST PARTI MON KIKI.


On commence mou, avec un classique.


LA BANDE DESSINÉE EST UN ART, OK, MAIS MAUVAIS.

C’est ainsi qu’on peut se targuer d’aimer la bande dessinée. Pourquoi ne pas aimer la bande dessinée? Mais s’en targuer c’est autre chose. C’est dire, en sous main, il n’y a pas d’art mineur. Et quand on dit il n’y a pas d’art mineur, non seulement on réhabilite les arts mineurs mais on vide les autres. C'est à dire, si la variété c'est de la musique, il n'y a plus de musique. 
La musique disparaît peu à peu de la consommation courante.

Oui, d'accord, mais, du coup, la variété, si ce n'est pas de la musique, c'est quoi ? Un poêle en fonte ? Une Opel CX Turbo ? Un ragondin en plâtre ?

De là où je me trouve, la variété, ça ressemble drôlement à de la musique. De la musique que vous n'aimez pas, certes, mais de la musique malgré tout.

« Non mais je n'ai pas dit que ce n'était pas de la musique ; j'ai dit que c'était de la musique mineure. » « C'est pareil pour la BD, attendez. Je suis pas obligatoirement contre. C'est un art, ok. Un art mineur. »


Mais sur quels critères peut-on comparer deux arts entre eux ?

Genre, on prend le meilleur élève du collège privé et du collège public du village, on fait un concours, et on voit qui c'est le preum's ?


Non, elle ne peut pas. 

Parce que ça n'a rien à voir.

La plus belle symphonie peut-elle se comparer aux chefs-d’œuvre des maîtres du Nô ? Sûrement pas. Comment les comparerait-on ? Sur quels critères ? Quoi mettre en parallèle ? La scansion de l'acteur avec la ligne mélodique ? Les costumes avec l'harmonique ? On ne les compare pas, parce qu'on ne peut pas.

La bande dessinée, c'est pareil.

La plus belle des bande dessinées peut-elle se comparer aux maîtres de l'élevage de poneys ?

C'est juste n'importe quoi.

« Mais non, voyons ! On ne parlait pas de comparer les arts entre eux, mais de comparer leurs apports à l'art mondial, à la marche de l'humanité triomphante vers les lumières de euh... vers la lumière. »


« Voilà. L'important, c'est « l'évolution historique de l'art ». Entre guillemets. Parce que c'est important. »

Alors, déjà, moi, je dis bravo. Connaître le sens de « l'évolution historique de l'art » (entre guillemets), ce n'est pas donné à tout le monde, et c'est apparemment votre cas, donc : chapeau l'artiste. 

Seulement, je vais me permettre deux petites remarques.

Première remarque :

Si « l'évolution historique de l'art » s'embrume, le seul souci, ce sera que l'art sera un « dépôt immense et absurde » ? Que ce soit mal rangé, quoi. Si on dit que la bande dessinée est un art majeur, ça va vexer les maniaques qui veulent tout bien classer dans les tiroirs et pas de poussière sur la margelle de la cheminée ? C'est tout ? On a vu plus horrible.

Deuxième remarque :

S'il s'agit d'étudier « l'évolution historique de l'art », mais sans tenir compte d'une approche « thématique, sociologique, formaliste » et de se concentrer sur la valeur des œuvres, outre que c'est un tout petit peu limité, on retombe sur les deux soucis précédentsSe concentrer sur la valeur des œuvres, pourquoi faire ? (Simplement savoir qui est le plus fort de l'éléphant ou de l’hippopotame ?) Se concentrer sur la valeur des œuvres, comment faire ? (Comment comparer différentes œuvres de différents arts ?)


Non, définitivement, ce n'est pas possible.

« Bon. D'accord. On va pas comparer différents arts entre eux. Mais, par contre, on va comparer différentes œuvres littéraires entre elles (la BD et Proust). » « Oui parce que je vous avez pas dit mais, maintenant, j'ai bien réfléchi, et on a décidé que la bande dessinée était de la littérature. »

EN FAIT, LA BANDE DESSINÉE, C'EST DE LA LITTÉRATURE POUR DÉBILES MENTAUX.




Cette catégorisation est complètement idiote. 

Dans la littérature, il y a des mots et pas de dessin. Dans la bande dessinée, il y a des dessins ET des mots. Ce n'est donc certainement pas la littérature qui contient la bande dessinée. Cela reviendrait à dire que, puisqu'il y a des français à Paris, Paris contient toute la France. Bonjour le sophisme à deux balles.

De plus, encore une fois, comment on fait pour comparer un roman (avec que du texte) et une bande dessinée (avec du texte et des dessins) ? On se concentre sur le texte et on occulte tout le reste ? Le dessin, le découpage, les décors, les couleurs, etc., pouf, on en parle plus ? Ce n'est ni très malin, ni très valable, ni très intelligent... C'est juste de la complète mauvaise fois.

« Bon, mais si on revenait sur cette histoire de texte et de dessin justement ? Qu'est-ce que c'est que cette histoire de mélanger deux trucs qui n'ont rien à voir l'un avec l'autre ? »

Pour moi, un truc comme Tintin, cela a toujours été de l’abrutissement. 
Chaque fois que je vois quelqu’un avec un album de Tintin, je me dis qu’il faut l’interner. 
Moi je regarde les images ou je lis, c’est l’un ou l’autre. 
Les deux mélangés, c’est pas possible.

A ma grande surprise, j'ai déjà vu cet argument revenir plusieurs fois : des images, des textes, le tout mélangé, vous n'y pensez pas ma brave dame.

Cette remarque a plusieurs angles d'attaques.

1° LA VISION RÉACTIONNAIRE.

« Nan, mais, un texte et un dessin, vous voyez bien que cela ne peut pas aller ensemble, ça ne fonctionnera jamais votre "bande dessinée". »

Une belle remarque qui rejoint celle à propos des avions qui ne pourront jamais voler, ça se voit d'un coup d'oeil, ils sont beaucoup trop lourds ; ou de ce feu qu'il est bien trop difficile de domestiquer, viens, Grünt, retournons jouer dans notre caca.

2° ÇA FAIT MAL A LA TÊTE.

« C'est bien trop compliqué de zapper entre les textes et les dessins. »

Une étrange ode de la bêtise, puisque les mecs se vantent ouvertement de ne pas pouvoir faire ce que réussit très bien un enfant de 6 ans (oui, parce que, spoiler : les avions volent depuis le début du siècle dernier, et les gens arrivent à lire des bandes dessinées depuis encore plus longtemps que ça). 

3° LA LITTÉRATURE, C'EST SANS IMAGES.

L'argumentaire le plus tordu : « la bande dessinée, c'est de la littérature, et la vraie littérature, c'est sans dessins, faut grandir un peu les gars, va falloir penser à foutre vos illustrés à la poubelle. »

Sauf, que, non, la bande dessinée, ce n'est pas de la littérature (confère plus haut, je vais pas tout ré-expliquer, faut suivre, un peu). La bande dessinée est un art indépendant et autonome, qui s'évalue suivant des critères techniques et artistiques propres. Donc, surtout pas suivant les critères arbitraires que vous auriez définis parce que ça vous arrange.

« Bon, d'accord, c'est vrai, ce n'est pas de la littérature, alors, finalement, la bande dessinée, est-ce que ce ne serait pas plutôt un genre de cinéma, hein ? En moins bien. »

LA BANDE DESSINÉE C'EST DU CINÉMA CACA.




On retombe sur l'absurdité de vouloir comparer deux choses incomparables. Si on n'a pas réussi à comparer littérature et bande dessinée, on échouera de la même manière à comparer cinéma et bande dessinée.

Dans le même ordre d'idées, on pourrait par exemple considérer cinéma et peinture, en disant que la peinture est un sous-sous-sous-cinéma. Pas de mouvement, pas de scénario, pas de personnages, pas de découpage. Quasiment rien, quoi. C'est même pas la peine de s'y intéresser. A la poubelle, la peinture.


Si je comprends bien, tout ce qui est pourri dans l'univers, c'est de la bande dessinée. Fastoche. Transformers 4 ? De la bande dessinée. 50 nuances de Grey ? De la bande dessinée. La faim dans le monde  ? De la bande dessinée.

Tu m'étonnes...

Je remarque juste que, quand la bande dessinée produit des merdasses de grande consommation, c'est l’hallali et la confirmation directe qu'elle est faite pour les débiles. Par contre, quand c'est le cinéma ou la littérature qui produit des merdes simplistes au kilo, personne n'a l'idée de venir chier sur les pompes de Kurosawa pour lui dire que, pas de bol, mais, vu la gueule de Expendables 3, le cinéma est rétrogradé en sous-art. Je vous raconte même pas la gymnastique intellectuelle pour justifier que Goethe cohabite avec Carole Mortimer, l'auteure indépassable de Prisonnière de la passion.

Ha mais non, pardon, Prisonnière de la passion, c'est nul, donc ce doit être une bande dessinée.

Finalement, la bande dessinée, c'est un peu comme le petit gros timide en 4°B, quoi. Tout le monde se fout de sa gueule et lui tape dessus, mais, depuis le temps, tout le monde a oublié pourquoi, et surtout, la plupart le font dans l'espoir que personne ne remarque qu'ils sont aussi de gros ringards. C'est juste un bouc émissaire facile.

« Non, mais, bon, la littérature, le cinéma, je me suis mélangé les pinceaux. Ce que je voulais dire, c'était que la bande dessinée est intrinsèquement mauvaise. Pas besoin de la comparer à autre chose. Elle porte en elle les germes de son propre mépris. »

DE TOUTE FAÇON, LA BANDE DESSINÉE, C'EST NUL, ET PIS C'EST TOUT.


« Vous voyez ! J'invente rien ! Les auteurs de bande dessinée le disent eux-mêmes. »

Ce genre de remarques étranges m'ont toujours semblé plus desservir les auteurs en question qu'autre chose. Au cinéma, on parle de moyens financiers, et je veux bien qu'ils puissent être limités. Mais en bande dessinée, ce sont des moyens intellectuels et technico-artistiques. S'ils sont limités, c'est que l'auteur est limité. Fallait pas filer les pinceaux à Rain man, voilà tout.

Je propose donc qu'on ne se base pas sur les propos de gens qui sont, de leur avis même, de gros mauvais en bande dessinée, pour s'intéresser à la bande dessinée.

MAIS POURQUOI S'Y INTÉRESSER ? LA BANDE DESSINÉE, C'EST JUSTE NUL, JE VAIS PAS ME FATIGUER POUR SI PEU.

Un argument d'une grande profondeur auquel nous essayerons de répondre la semaine prochaine.

jeudi 27 novembre 2014

Dans une bande dessinée, parfois, il n'y a pas de dessin.

Mark Z. Danielewski nous montre comment faire de la bande dessinée quand on ne sait pas dessiner.

(Attention, l'extrait est très long.) (Mais y a pas beaucoup de texte, histoire de ne pas y passer non plus toute une nuit à le lire.)













 









Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, Pantheon Books et Denoel & D'ailleurs (traduction de Claro).

En général, on a toujours tendance à négliger l'aspect physique des livres, pour n'en retenir que le côté « y a plein de mots et ça dure assez longtemps pour en venir à bout ».

GROSSIÈRE ERREUR !

L'aspect physique est important.

Pour des tas de raisons.

PREMIÈRE RAISON : LA LECTURE.

On ne le dit jamais assez mais chaque lecteur a son style de police et de mise en page favoris. Ceux qui lui permettent d'avoir une lecture optimum (suffisamment de mots dans la page, mais pas trop non plus ; un interligne clair, mais pas trop grand ; une police lisible, et quand même cosy ; etc.). 

Un format, physique, qui permet de rendre la lecture la plus facile et agréable possible.

Et même si ça fait un peu vieux gâteux et que vous allez tous croire que j'ai 195 ans, moi,
 j'ai jamais trouvé mieux que la collection Nelson avec laquelle ma  lecture est tellement facile 
que je peux bouffer un Misérables à chaque petit déjeuner sans sourciller et sans cholestérol.

Victor Hugo, Les Misérables, Nelson éditeurs.

DEUXIÈME RAISON : CE QUE CELA NOUS DIT INCONSCIEMMENT SUR LE TEXTE.

Comme l'aspect physique de Schwarzenegger nous dit plus ou moins qu'on ne va pas disserter sur la dualité de la beauté et du vice chez Charles Baudelaire quand on va regarder Pumping Iron 2, la forme d'un texte peut nous renseigner sur ce qu'il contient.

PAR EXEMPLE, CHEZ LE PETIT MARCEL.

Marcel Proust, A la recherche du temps perdu - A l'ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.

L'aspect du livre (très dense, en gros pavés de textes sans respirations) correspond parfaitement au fond du livre, qui suit les pensées jamais ininterrompues du héros, qui se poursuivent sans cesse en sautant d'un sujet à un autre, comme dans une rêverie (ce n'est pas un hasard si le livre commence quand le héros se met au lit). Pas de respiration dans le texte et des phrases à rallonge, car la réflexion, la rêverie, et les pensées de l'auteur ne s'interrompent elles non plus jamais.

PAR CONTRE-EXEMPLE, CHEZ LA PETITE CÉLINE.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, France loisir.

Céline, aussi, fait dans le flux (de paroles plutôt que de pensées, mais bon). Seulement, chez lui, on ne médite pas sur le passage du temps juste avant de souffler sa bougie dans un lit bien moelleux en repensant à des madeleines offertes par sa tante Léonie. Chez Céline, c'est un accès de fièvre qui le fait délirer, halluciner, et se souvenir de son enfance/adolescence toute cradingue.

Des souvenirs cradingues pour un style brindezingue, beaucoup plus délié, beaucoup plus haché (plein de points d'exclamations, de suspensions, de sauts à la ligne), qui se reflète encore dans la gueule du texte, avant même toute lecture.

Le style de l'auteur (rêverie ironique d'un côté et désespoir hystérique de l'autre) induit une forme, une mise en forme, qui influencent déjà le lecteur et la lecture.

CETTE IMPORTANCE DE LA MISE EN FORME PEUT SE RÉVÉLER A N'IMPORTE QUEL NIVEAU.




Terry Pratchett & Neil Gaiman, De bons présages, Éditions J'ai Lu.

Ici, les enchaînements de paragraphes sont séparés par de petits dessins.

C'est très mignon.

Et très utile pour nous faire comprendre que, d'un paragraphe à un autre, on passe du coq à l'âne, on change complètement de sujet, de personnage, de propos.

Là où Proust faisait dans la continuité effrénée, Pratchett et Gaiman, eux, zappent d'une scène à une autre, d'un personnage à un autre. Un zapping rendu physique par tous les petits dessins.

(Et c'est bien pour ça qu'ils mettent une liste des personnages au début de leur livre. Ça annonce encore une fois la couleur : « Attention les gars, on vous prévient, ça va zapper d'un perso à un autre sans arrêt, vous allez rien comprendre. On vous fait donc une petite liste récapitulative au début, histoire de pas trop vous paumer. ».) 

TROISIÈME RAISON : CE QU'UN AUTEUR NOUS DIT AVEC AUTRE CHOSE QUE LES 36 SIGNES HABITUELS.

Pratchett et Gaiman utilisent donc des signes bizarres (des signes « hors les signes habituels comme les lettres et la virgule ») qui vont participer à l'ambiance de tel ou tel paragraphe.

On nous explique que la Terre est balance, boum :


On nous parle des forces des ténèbres, pouf : 


Et ça marche pour à peu près tout :


Dans le même ordre d'idée, mais en beaucoup plus classique, on peut penser au classique « * En français dans le texte ».

Un classique dans une version je-me-la-pète chez Tolstoï : 


Léon Tolstoï, La guerre et la paix, Gallimard.

Ou dans une version alternative chez Chester Brown :

Chester Brown, Louis Riel, Drawn & Quaterly.

RÉSUMONS NOUS.

Les lettres, associées les unes avec les autres, permettent de nous transmettre des informations.

Super.

Mais on peut encore ajouter des cordes à son arc en utilisant de nouveaux signes (des petites étoiles, des dessins de balances), de nouvelles façon de représenter des signes déjà existants (des mots en bleu, des mots en itlaique), ou de nouvelle façon de présenter ses signes (des mots sur une partie réduite de la page, des mots en notes de bas de page).

On ne perd rien du sens permier du texte, et on rajoute de multiples possibilités interprétatives.

JE LUI DIRAI LES MOTS BLEUS.

Danielewsky, dans son bouquin, il écrit toujours le mot « maison » en bleu :

  1. Parce que cela permet de faire resortir le concept de la maison, centrale dans son bouquin (qui s'appelle quand même la maison des feuilles, y a un indice dans le titre).
  2. Parce que cela permet d'opposer la maison au reste du texte, qui sont toujours des comentaires de différents personnages ayant eu affaire de près ou de loin à cette fameuse maison. La maison est différente, exogène, aux personnages.
UN PEU PLUS DE SENS, DONC.

Danielewski ne se contente pas des 26 lettres de l'alphabet et rajoute du sens en brisant certaines conventions. (Parce qu'un texte en noir et blanc, bien justifié sur toute la page, à l'endroit, sans illustrations, avec le moins de de notes de bas de page possibles, c'est simplement un convention qui s'est installée petit à petit.) (Et que, les conventions, on les envoie se faire shampouiner.)

Du coup, des fois, ça donne des trucs un peu hardcore, toujours ludiques (on se demande pourquoi c'est là, et pourquoi c'est comme ça), et à chaque fois enrichissant (ce n'est jamais gratuit) (grâce au talent de Danielwski) (ça rime).

La mise en page.

Des changements de typographies.
(Des typographies différentes pour des personnages différents qui écrivent.) 
(Des fois, il y a trois typographies/personnages sur la même page.)

Ou carrément des signes typographiques différents.

Jusqu'aux dessins.

Et aux couleurs.

DU COUP.

Danielewski, puisqu'il réfléchit à la mise en page, va réfléchir sur le rythme de cette mise en page.

« Si je décide de refuser la convention qui veut que l'on remplisse une page à ras-bord de mots avant de passer à la suivante, si je choisis le nombre de mots que je mets dans ma page, autant choisir le bon nombre de mots. »

« Si je décide de ne mettre sur ma page que quelques mots par çi et quelques mots par là, autant réfléchir à ce que va produire l'association de ces deux blocs de texte. »

Et c'est à ce moment que Danielewski se met à réfléchir en bon auteur de bande dessinée.

DES CASES REMPLIES DE LETTRES.

Certains auteurs ont pu travailler quasiment exclusivement dans ce but : l'association de cases/bouts/blocs/phrases les uns avec les autres pour que leur rencontre provoque quelque chose de supérieur au simple énoncé de toutes ces phrases.

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, écrit vers 1002.
Trouver « Un homme qui a beaucoup de cheveux, et qui les fait sécher après s'être lavé la tête », c'est déjà balaise. 
Mais avoir l'idée de l'associer à « l'écorce d'une châtaigne », là, je dis bravo.

Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, Éditions cents pages, écrit vers 1906.
Des faits divers (écrits avec un peu de style, quand même), dont l'accumulation crée la valeur (poétique et sociologique).

Charles Reznikoff, Rythmes 1 & 2 / Poèmes, Editions Héros-Limites, écrit vers 1920.
La même idée que chez Fénéon, mais avec des bouts de poèmes pris sur le vifs et qui se répondent.

Valérie Mréjen, L'agrume in Trois quartiers, J'ai Lu, écrit vers 2001.

ET LA MAISON DES FEUILLES DANS TOUT ÇA ?

Par exemple, dans l'extrait mis au début de ce message, Danielweski ne fait pas qu'organiser des goulots de textes pour représenter et nous faire ressentir l'état d'esprit du personnage s'enfonçant dans un goulot.

Il ne fait pas que rendre la lecture difficile (notamment en coupant ses mots de manière biscornue) pour représenter la progression difficile du personnage.

Il soigne également les enchaînement entre ses différents groupes de textes.

Une bande écrite plutôt qu'une bande dessinée.

Entre le troisième et le quatrième groupe/case de texte ci-dessus, par exemple, le mot patte est volontairement coupé en deux, pour donner l'envie au lecteur de continuer sa lecture. (« pa, pa, pa... Qu'est-ce que ça veut dire pa ? c'est idiot, pa ! Qu'est-ce qu'il a voulu dire ? Ah ! Pattes. Je comprends mieux, maintenant... C'était pattes... Chérie ! C'était pattes qu'il voulait dire, le monsieur ! »

C'est exactement la même chose avec dev-ant entre les quatrième et cinquième groupes/cases de texte. Et c'est encore la même technique entre les premier et deuxième, ou deuxième et troisième, sauf que, là, ce sont des phrases qui se trouvent à cheval sur deux cases.

Danielewski sait que la lecture de grandes pages blanches avec juste dix-douze mots mis en page bizarrement au milieu peut se révéler relou, et que le lecteur peut caler. Pour contrer ce risque, il utilise une pure technique de bande dessinée : la femme qui marche(Dans une case/groupe de texte, il rappelle la case précédente (le demi-mot qui se finit) et appelle la case suivante (le demi-mot qui se commence). Cette technique (très très basique en bande dessinée) est utile pour justement confirmer au lecteur qu'il y a bien un lien entre telle case et telle autre (ou entre tel et tel bout de texte).)

LE ROMAN, CET ART SÉQUENTIEL QUI S'IGNORE.

Si on revient à cette fameuse définition de la bande dessinée qui m'est si chère : la bande dessinée, ce sont deux dessins l'un à côté de l'autre ; on se rend compte que Danielewski fait exactement la même chose : il prend différents éléments (des dessins, des photographies, différentes typographies, différentes mises en pages), il se débrouille pour que chaque élément soit intrinsèquement valable (chaque page décrivant la progression dans le goulot, de par sa forme, est valable, raconte quelque choses), puis il bosse sur la meilleure manière de les associer (les fameux enchaînements de femmes qui marchent) afin que l'ensemble soit supérieur à la somme des parties (il y a une belle photo, il y a un beau texte, mais les deux associés, ça fait du whaou).

DES BANDES DESSINÉES RAS LA GUEULE.

En brisant certaines conventions littéraires de pur formalisme, Danielwski en arrive à faire de la bande dessinée. En se rattachant à certaines conventions littéraires de pur formalisme (la prédominance du texte), Danielwski arrive à faire une bande dessinée jamais vue jusqu'alors.