jeudi 6 novembre 2014

Dans une bande dessinée, parfois, il y a du texte, mais, genre, artistique, tu vois ?

Jean-Luc Masbou et Alain Ayroles nous montrent comment allier texte et dessin en faisant des fioritures.




Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou, De cape et de crocs, Delcourt.

LA BANDE DESSINÉE, CE MÉDIOUM, CETTE FIORITURE.

Dans une bande dessinée comme un peu partout, il y a les informations à donner (les textes, les dessins), et il y a l'art et la manière de les donner (comment agencer ces textes et ces dessins).

Comme la fonction d'un siège est de s'asseoir, la fonction d'un « Mon cœur ! Je suis mort » est de nous faire comprendre que le personnage est mort. Ok. (Jusque là, j'espère que tout le monde suit.) Dans ce cas là, le texte est purement fonctionnel, descriptif, pour les teubés, collant au plus basique qu'il puisse exprimer.

Mais, comme l'agencement des différentes pièces de bois d'un siège Louis XV fait qu'il devient joli (et très cher), l'accumulation de différents textes (« mes yeux », « mon nez », « mon cœur », « mes hommes ») rend l'ensemble plus rigolo.

Et, là, on rentre dans la dimension complexe de l'art : utiliser les différents éléments à sa disposition (ici, les textes et les dessins), et les agencer de manière précise, pour ne plus décrire la situation de manière basique, mais pour le faire en y ajoutant de la classe, de la beauté, de la drôlerie.

L'ART DIFFICILE ET NOBLE DE FAIRE RIRE SON PROCHAIN.

(On dirait le titre d'un film avec Ashton Kutcher, dites donc...)


On voit dans ce nouvel extrait deux juxtapositions qui génèrent de l'humour (et, l'humour, c'est rigolo).

Dans la première case, c'est le jeu de ping-pong verbal (« Non » « Oui ») (juxtaposition de texte, donc) et sont rythme étudié (des phrases courtes et rapides) qui créent le décalage.

C'est ensuite le changement de rythme entre une première case mystérieuse et calme et bicolore, et une seconde case grande, pleine de personnages, de trucs coupants, et de courses, qui créent un nouveau décalage (juxtaposition de dessins, donc).

L'ART DIFFICILE ET NOBLE DE FAIRE RIRE SON PROCHAIN AVEC DES RÉPÉTITIONS.

Quoi ? Encore du Lucky Luke ? Mais ça devient une manie !
(Goscinny et Morris, Tortillas pour les Dalton.)

Un humour TRÈS particulier à la bande dessinée est l'humour de répétition. 

Pourquoi particulier à la bande dessinée ? Parce que c'est dans son principe de répéter sans arrêt les mêmes dessins, les mêmes visages, les mêmes personnages, les mêmes décors, jusqu'à rendre les auteurs chèvres. (Il n'y a qu'en bande dessinée qu'on voit ça. Dans les autres arts, on dessine quelque chose du mieux qu'on peut, et ensuite on passe à autre chose. En bande dessinée, on dessine quelque chose du mieux qu'on peut, et ensuite, on recommence tout pareil la case d'après.)

RÉPÉTITION, RIGOLADE.

De cette obligation, de nombreux auteurs en ont fait une force. Par exemple, Goscinny et Morris ont théorisé et rendu drôle le fait de devoir dessiner de multiples fois la tête d'un personnage en multipliant cette tête par quatre (et ça a donné les Dalton).

Une fois le pli pris, les auteurs n'ont pas arrêté de multiplier les itérations iconiques (c'est comme ça qu'on dit « répétitions » de manière chiadée).

C'est la répétition des « zzz » qui rend la case drôle au lieu de quelconque.

C'est la répétition des « tais-toi Averell » qui rend la case drôle au lieu de quelconque.
(La répétition des textes remplace la répétition des visages, cachés.)



C'est la répétition de l'ensemble des dialogues qui rend ces cases drôles au lieu de quelconques.





C'est la répétition des visages et des  « ? » ET LA RUPTURE DE CETTE RÉPÉTITION qui rend la case drôle au lieu de quelconque.

Dans tous ces exemples, les scènes sont très simples et très basiques (Lucky Luke marche dans un village et les gens dorment : on fait mieux comme scène de suspense) mais les fioritures ajoutées à la case (les répétitions) rendent la case beaucoup moins quelconque (on rigole) et justifient finalement sa présence.

EH BIN MASBOU ET AYROLES FONT RIEN QU'À COPIER CETTE MÉTHODE.

C'est ce type de répétition à l’œuvre dans la série des « mes yeux », « mon ventre », « mon nez ».

C'est ce type de répétition à l'oeuvre dans la série des « cataclop », « step », « tagadap », « bling », « pof ».

ET DES FOIS AYROLES ET MASBOU FONT RIEN QU'À DÉTOURNER CETTE MÉTHODE.

Comme le texte et le dessin peuvent avoir la même fonction (penser, dialoguer, agir), en bande dessinée, on peut faire une répétition, mais de deux façon différentes (avouez que c'est épatant).

Les traits de cupidon en dessin + les traits de cupidon en texte = bonk, gag.

« Si vous êtes là, personne ne tient la porte » + la porte qui n'est pas tenue = craaac, gag.

Le renard n'est pas mort + « Don Lope... - Quoi ? - Je ne suis pas mort » = gag + lapin mignon - sin(a²+b²).

C'est mathématique.

TEXTE ET DESSIN, BONNET BLANC ET BONNET BLANC.

Si j'essaye de résumer ce que j'essaye de dire depuis le début de ce texte fort long mais ô combien passionnant, n'est-ce pas, c'est que non seulement textes et dessins ont les mêmes fonctions quand il s'agit de gérer des informations mais qu'en plus ils ont la même utilité quand il s'agit de générer des effets artistiques.

Si on convient que faire de la bande dessinée, s'est accoler deux dessins l'un à côté de l'autre et voir ce que leur association donne, on voit qu'on peut également accoler un texte et un dessin (c'est ce qui se passe dans De cape et de crocs au niveau des répétitions ci-dessus, on accole un texte et un dessin et leur association donne de l'humour de la rigolade). 

DE FAIT, CHEZ AYROLES ET MASBOU, QUAND IL S'AGIT DE LIER DIFFÉRENTS ÉLÉMENTS ENSEMBLE UN TEXTE PEUT JOUER LE RÔLE D'UN DESSIN, ET INVERSEMENT, ET VICE VERSA.

Voyons ce que donne l'association de ces textes et de ces dessins pour ce qui concerne l'un des travaux les plus spécifiques de la bande dessinée : l'organisation des transitions entre différentes cases

(Par exemple, dans la scène mise an début de ce message.)

(Dans cette scène, il y a tous les genres de transitions qu'on peut imaginer.)

(Alors... Si on reprend tout un peu dans l'ordre...)



  1. Transition dessin-dessin. Très slapstick, avec des personnages qui courent dans un sens et rencontrent d'autres personnages qui courent dans l'autre.
  2. Transition dessin-dessin . Les personnages s'entrechoquent presque.
  3. Transition texte-dessin. Le dessin du noble étant occupé dans la transition précédente, c'est ce qu'il dit qui organise la transition suivante (« semez ce loup », et on passe au dessin de loup).
  4. Transition dessin-dessin. On passe du point de vue « le loup nous poursuit » au point de vue du loup. Qui est isolé, seul, pour montrer qu'il ne peut plus rejoindre la chaise à bras.
  5. Dans ces conditions, pas possible de faire de transition dessin-dessin (puisqu'il n'y a pas d'autre dessin dans la case, puisqu'il faut montrer que le loup est isolé). Du coup, la transition se fera de texte à texte. Et pouf, voilà comment entre en scène le vieux à roulettes.
  6. Transition texte-dessin, un peu similaire à celle vue en n°3. Un personnage est très occupé (il porte une chaise et deux personnes), donc difficile d'organiser une transition dessin-dessin. Ce sera une transition texte-dessin (« on est suivis » - les suiveurs).
  7. Une transition classique dessin-dessin pour se reposer un peu parce qu'ensuite, ça se complique.
  8. Transition texte-un-peu-tout-et-n'importe-quoi.
  9. Alors. Là, on a un peu toutes les transitions du monde. Une transition texte-texte tout d'abord (de « Hardi les gars » à « La carte au trésor »). Puis une double transition texte-dessin (de « La carte au trésor » aux pirates qui disent cette phrase ; mais également de « La carte au trésor » à la carte au trésor) (logique). Et puis il y a aussi des transitions au second degré. Avec une transition dessin-dessin entre les pirates qui disent « La carte au trésor » et le janissaire qui affronte les pirates qui disent « La carte au trésor ». Et une transition texte-texte entre le renard qui prend la carte au trésor et son ami le janissaire qui affronte les pirates qui disent « La carte au trésor ». Bref : il y a des transitions partout qui montrent que c'est bien le bordel. L'enchevêtrement des différents textes et dessins montre l'enchevêtrement de la situation.

TOUT ÇA POUR DIRE QUOI ?

Le texte a donc la même fonction dans la gestion de l'information, et la même utilité dans la création artistique,  sur le fond (faire de l'humour rigolo) comme sur la forme (organiser les cases entre elle).

MAIS JE VOUS VOIS VENIR GROS COMME UNE MAISON.

Vous allez vous mettre à chouiner en disant : « Oui non mais d'accord non mais on s'en fout de tout ça, tu vois pas que ce qui compte dans une case c'est la composition du dessin ?  Et tu vas peut-être me dire que le texte intervient dans la composition de la case ? »

JE RÉPONDRAIS : « OUI ».

ET AUSSI : « JE VOUS SOUHAITE UNE BONNE SEMAINE, MALGRÉ VOTRE TON ACRIMONIEUX ET COMMINATOIRE. PARCE QUE J'AI UN BON FOND ».

2 commentaires:

  1. Alors là, je m'insurge : Andreo n'est absolument pas noble (transition 3) !
    Et vous avez oublié une dixième transition, dessin-texte, en bas de la dernière planche : on voit Armand et Kader sauter au-dessus d'un âne, puis on entend le cri dudit âne et la remarque ironique de Plaisant.
    À part cela, une analyse toujours aussi intéressante. On se régale !
    (Un bémol toutefois : beaucoup de fautes à chaque fois, vous ne voudriez pas faire appel à des relecteurs ?)

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui, tout à fait, à la fin de la page, on repart pour un tour en relançant la machine à base de pirates qui se balancent sur des rideaux, de remarques sarcastiques et de Hi-han. C'est très bien fait.

      Concernant les fautes d'orthographe : j'avais des relecteurs, mais, les pauvres, ils se fatiguent, ne sont pas toujours disponibles, et donc, forcément, vu ma dysorthographie aigüe, des fois, ça coince. Désolé, ce n'est pas pour le plaisir de hérisser le poil des lecteurs, c'est juste que j'ai toujours eu zéro en dictée.

      Supprimer

Exprimez vous donc...