jeudi 30 octobre 2014

Dans une bande dessinée, parfois, il y a du texte.

Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou nous montrent comment utiliser le texte dans une bande dessinée.

Alain Ayroles et Jean-Luc Masbou, De cape et de crocs, Delcourt.

J'ai déjà essayé de l'expliquer, pour moi, le dessin, le texte, c'est kif-kif. Ils font un même boulot : transmettre une information

Le mot « visage » et le dessin d'un visage expriment la même chose (la notion de visage) (je sais pas si vous arrivez à suivre, c'est hyper-complexe), et ils l'expriment de la même façon (graphiquement) (des trucs faits à l'encre sur du papier).



Will Eisner et son Spirit sont là pour nous donner des exemple de dessin qui sont du texte et inversement.

LA BANDE DESSINÉE, CE MEDIOUM.

En fait, dans une bande dessinée, il y a deux aspects qui se confondent :

1°) Il faut transmettre une information. (C'est l'aspect « medium », l'aspect fonctionnel du bazard.)

2°) Il faut agencer cette information pour provoquer une réaction chez le lecteur. (C'est l'aspect « art », l'aspect fioriture du bazar.)

Ceci est un siège (on peut s'asseoir dessus, ne niez pas).

Ceci est un siège avec des fioritures.

LA BANDE DESSINÉE, CE MEDIOUM, DISAIS-JE.

Certaines personnes ne retiennent des textes de bande dessinée que l'aspect « transmission de données », et voudraient laisser l'aspect artistique (les fioritures) au seul dessin seul (et à la construction de la planche).

C'EST IDIOT ET JE LE PROUVE.

À cela, deux objections. Premièrement : l'aspect médium est aussi partagé par le dessin (ce dont on va parler aujourd'hui). Deuxièmement : l'aspect artistique est aussi partagé par le texte (ce dont on parlera la semaine prochaine).

LA BANDE DESSINÉE, CE MEDIOUM, M'ENTÊTAIS-JE.

Il se trouve justement que, au début, et pour certaines bandes dessinées, le texte était presque uniquement utilisé pour transmettre des informations. Par exemple, chez Bécassine.


Joseph-Porphyre Pinchon & Caumery, L'enfance de Bécassine, édition Gautier-Laguereau.
(Joseph-Porphyre, quand même.)

Dans cet extrait de Bécassine, les textes peuvent (à mon sens) se diviser en quatre fonctions. Soit un personnage pense, soit un personnage parle, soit un personnage agit, soit l'auteur intervient pour être sûr qu'on a bien compris ce qui s'est passé.

  • Un personnage pense.
« - C'te fumée qui ne veut point rester à sa place, c'est point de l'ordre cela. »

  • Un personnage parle (avec un autre, sinon, c'est un peu comme penser).
La petite pousse des cris, Marie éclate de rire : « - Je fais comme toi : je mets ensemble ce qui se ressemble. »

Dans ce cas là, les textes ne donnent que des indications sur ce que dit l'une ou l'autre des deux filles.

  • Un personnage agit.
Bécassine s'enfuit dans le jardin. Elle y trouve Marie Quillouch à qui elle raconte ses faits et gestes. Celle-ci l'écoute en ricanant, puis disparaît.

Dans ce cas là, le texte explique ce que font les personnages, alors que le dessin en est incapable (cela prendrait trop de place de montrer Bécassine sortir dans le jardin, tomber sur Quillouch, organiser le dialogue entre les deux filles, montrer Quillouch qui rit et s'en va). Toutes ces actions sont résumées par le texte.

  • L'auteur intervient (et explique les actions de la case pour les deux débiles du fond).
Mais Mme Labornez, qui rentrait, a tout vu et entendu par-dessus la haie. Elle débarrasse sa fille de l'oison, la console et fait rentrer les deux enfants pour leur donner à goûter.

Nous avons vu Mme Labornez derrière la haie qui rentrait et nous la voyons qui débarrasse Bécassine de l'oison. Nous n'avons pas besoin de ces informations. Le texte n'est là que pour enfoncer le clou et fait doublon.

HÉ BIEN, PEU OU PROU, L'UTILISATION DES TEXTES DANS LES BANDES DESSINÉES MODERNES EST IDENTIQUE A CELLE DANS BÉCASSINE.


La seule différence entre Bécassine et De cape et de crocs, c'est que, depuis les âges farouches de la bande dessinée, on a appris à utiliser les textes dans des bulles plutôt que dans des narratifs. Du coup, le texte vient des personnages et semble plus naturel que s'il venait des auteurs qui décrivent l'action. C'est plus immersif. On ne se dit pas qu'on lit une histoire racontée par des auteurs, mais qu'on découvre les aventures des personnages en direct live.

  • Un personnage pense.

Coup de foudre au soleil couchant, avec des épées et des balcons, on dirait ma vie.

Il est difficile d'exprimer le coup de foudre d'Armand Raynal de Maupertuis (le renard) en une seule case. Les auteurs vont donc le faire en quelques mots.

  • Un personnage parle avec un autre sinon c'est un peu comme penser Des personnages dialoguent.



Ici, les textes organisent le dialogue de théâtre entre les deux acteurs ou les échanges houleux de l'ensemble des marins du bateau.

  • Un personnage agit.


Eusèbe explique tout ce qu'il a fait et qui prendrait beaucoup de place à décrire. (Eusèbe se libère, Eusèbe se cache derrière un mât, Eusèbe guigne le garde-chiourme, Eusèbe attend le moment propice, Eusèbe voit le garde-chiourme attaqué par un pirate, Eusèbe bondit et vole les clefs du garde-chiourme, Eusèbe roule-boule, Eusèbe court dans les travées et arrive jusqu'à ses nouveaux amis.) (Non, vraiment, c'est bien plus économique d'être passé par ce texte.)


Une petite biographie du capitaine du navire et un avis personnel sur son caractère, comme ça le personnage est planté et on n'y reviendra plus.

  • L'auteur explique les actions de la case pour les deux débiles du fond.

Une ode magnifique et bouleversante à l'amour.

Pour moi, les « Mes yeux ! », « Mon ventre ! », « Mon nez ! », « Mon coeur ! » sont là pour clarifier l'action, qui est compliquée (il y a plein de personnages, ils se tapent tous dessus, le renard drague en même temps une fille à un balcon). Pour marquer le coup et que ce soit net, à chaque fois qu'un méchant est touché (au nez, au ventre, etc.), il le dit. Comme ça, dans la tête du lecteur, c'est clair, le méchant est hors d'état de nuire, on passe à autre chose.

Dernier exemple : le « mes hommes, je suis seul » est une belle paraphrase de la situation de la case. On voit les hommes fuir ou être morts. Merci captain Obvious, on a bien vu que tu étais tout seul, pas la peine d'en remettre une couche.

Donc, pour moi, ce genre de dialogue est un bon exemple de « on va enfoncer le clou avec le texte parce qu'on est pas sûr-sûr que le dessin explique la situation de manière si évidente que ça ».

HORS, DANS LE MÊME TEMPS, LE DESSIN RÉALISE EXACTEMENT LES MÊMES FONCTIONS QUE LE TEXTE (MAIS PAS AU MÊME ENDROIT).

  • Un personnage pense.


Une magnifique illustration de l'amour et de la passion au premier regard.

  • Des personnages dialoguent interagissent.


Alors, oui, d'accord, à droite de la case, il y a des tas de personnages qui se mettent dessus à base de dialogues. Mais à gauche de la case il y a aussi des tas de personnages qui se mettent dessus, littéralement. La situation est la même dans les deux bateaux, mais l'une est traduite de manière graphique et l'autre de manière dialoguée.



Ce genre de dessin peu également être vu comme une « interaction d'un personnage avec un autre ». Un dialogue par l'action. Un échange. Enfin, vous voyez...

  • Un personnage agit (seul, sur un objet, parce que sinon ça se classe plutôt dans interaction).

  • L'auteur explique les actions de la case pour les deux débiles du fond.

La prochaine fois, nous étudierons leur réaction face à un hamster.

Dans cette case, les dialogues permettent de connaître les pensées des personnages (un lapin, c'est méchant), d'organiser les dialogues (les différents personnages se répondent), de donner des informations sans dessin explicatif (le lapin porte-malheur dans les bateaux), et d'enfoncer le clou de ce que décrit le dessin lui-même (l'état de délabrement psychologique d'un peu tout le monde) ; tandis que le dessin renfonce le clou derechef avec ambiance verte et visages terrorisés du meilleur effet (du coup, le clou est vraiment bien enfoncé et les auteurs gagnent contre le maître du temps à Fort Boyard).

DONC LE DESSIN ET LE TEXTE FONT EXACTEMENT LA MÊME CHOSE ? 

Oui. 

Ça explique d'ailleurs pourquoi on peut écrire des bandes dessinées muettes (on ne se prive d'aucune « fonction narrative » en se privant du texte) ou des bandes dessinées romans (on ne se prive d'aucune « fonction narrative » en se privant du dessin).

BIN AUTANT EN ENLEVER UN DES DEUX, ALORS, ÇA SERA PLUS PROPRE.

Sauf que la combinaison des deux permet de faire passer différentes informations en même temps et de manière moins grossière.



Dans le cas de cette case et pour le bateau à gauche, on aurait très bien pu montrer les marins se disputant avec des dialogues, comme sur le bateau de droite. Mais cela aurait fait doublon, aurait surchargé la case de texte et serait apparu bien lourdaud.

Concernant le bateau de droite, on aurait très bien pu zoomer sur le bateau et montrer les marins se taper dessus. Seulement, la case aurait représenté des tas de marins à gauche, des tas de marins à droite, plus le gros bateau, etc., la composition aurait été extrêmement surchargée.

Là, avec un peu de dialogues et un peu de dessin, il s'opère un équilibre et un bon mariage.

Il y a répétition de l'information, mais sans lourdeur.


Ici aussi, le texte et le dessin se partagent les tâches : le texte reflète l'aspect amoureux du renard, le dessin décrit son escrime.


Enfin, quand on surcharge la barque on répétant toujours et encore la même info par tous les moyens possibles, bin ça devient rigolo.

OUI NON MAIS JUSTEMENT, JE CROIS QU'ON EST PARTI SUR UN IMMENSE MALENTENDU. C'EST BIEN JOLI CES HISTOIRES DE GESTION DE L'INFORMATION ET DE TRUCS D'INTELLOS ET DE THÈSE DE TROISIÈME CYCLE À SOUPAPE INVERSÉE, MAIS IL ME SEMBLE QUAND MÊME QUE L’INTÉRÊT PREMIER DE CES DIALOGUES EST QU'ILS SONT RIGOLOS.

C'est pas faux.

C'est même un peu vrai.

Et c'est là qu'on rentre dans le deuxième aspect d'une bande dessinée : le côté artistique.

ET C'EST LÀ QUE JE VOUS DIS : « À LA SEMAINE PROCHAINE ».