jeudi 11 septembre 2014

La bande dessinée nous reparle des couleurs, en se la jouant à l'ancienne.

Noël Simsolo et Frédéric Bézian font du neuf avec du vieux, et inversement.



Noël Simsolo & Bézian, Docteur Radar, tueur de savants, Glénat.

OLD SCHOOL IS THE BEST SCHOOL.

Noël Simsolo a envie de faire un récit à l'ancienne. A base de savant manipulateur et de génie du mal et d'inspecteurs amateurs trop forts et de police à la rue et de poursuites en bagnoles.

Génies du mal = Fantômas et Docteur Mabuse.

Inspecteurs amateurs trop forts et police à la rue = Judex et Arsène Lupin.

Je dis tout ça pour que vous voyiez un peu le genre que le récit se donne. Le genre années 20, quoi.

C'est beau, la justice.

C'est moche, le crime (en collants).

OLD GRAPHIC SCHOOL IS THE BEST GRAPHIC SCHOOL.

Pour coller à cette ambiance vintage, le dessinateur, Bézian, essaye d'adopter lui aussi un style vintage.

IL COMMENCE FACILE.

En adoptant une esthétique tranchée, reconnaissable, référencée années 20 et génies du crime.




Des angles étranges, des ombres inquiétantes et des architectures biscornues.




Le cabinet du Docteur Caligari, de Robert Wiene, 
toujours là pour donner un exemple de truc brindezingue d'époque.

MAIS BON, CES QUELQUES RÉFÉRENCES SUPERFICIELLES NE VONT PAS SUFFIRE.

Elles sont esthétiques, plastiques, certes. Mais ce qu'il faudrait, ce ne sont pas seulement des références romancières ou filmiques, mais également des références inscrites dans le medium de la bande dessinée.

Problème : la bande dessinée des années 20 (surtout quand elle est franco-belge) ne correspond pas spécialement à une ambiance de médecins fous et de justiciers qui bombent le torse.

Qu'à cela ne tienne, les auteurs vont s'inspirer d'un style certes-vintage-mais-pas-trop qui correspond à l'ambiance qu'il veut faire sourdre : la bande dessinée franco-belge des années 50-60. Celle de Spirou (un justicier amateur) luttant contre Zorglub (un savant fou). Ou celle de Mortimer (un justicier amateur) luttant contre Miloch (un savant fou). Ou celle de Tintin (un justicier amateur) luttant conte Müller (un savant pas trop fou, attention, ça innove).

PETITE ANECDOTE QUI NE SERT A RIEN.

Le saviez-vous, le saviez-vous pas, le scénariste officieux de beaucoup d'aventures de Tintin (avant 46) et de Blake et Mortimer (après 46) est Jacques Van Melkebeke.

C'est le grand, là, entre Jacobs et Hergé.

C'est toujours lui, devant le cheval.

Et quand on lui rajoute un collier de barbe, pouf, ça fait un Philip Mortimer (un hommage avéré).

Hé bien c'est ce type qui était très féru de récits feuilletonnants, très au point pour comprendre les mécanismes de ces récits, et qui a influencé Hergé (jusqu'au temple du soleil) puis Jacobs (ce qu'il a toujours nié, mais, bon, Jacobs était un gars bizarre).

Et puis ensuite, bien sûr, comme d'hab, Hergé à influencé tout le petit monde de la bande dessinée en cascade.

C'est donc parce qu'un mec inconnu aimait bien les savants fous qu'il y en a partout ras la gueule dans les bandes dessinées franco-belges des années 50-60.

BANDE DESSINÉE DES ANNÉES 50-60, DONC.

Mais Bézian et Simsolo vont être plus sioux encore...

Ils ne vont pas faire de références superficielle à Zorglub ou à Olrik. Non. Ils vont faire des références à la structure même des bandes dessinées de ces années là.

PAR EXEMPLE.

On commence doucement en utilisant le fameux gaufrier.

C'est à dire un découpage avec une taille identique pour toutes les cases.

A l'époque, on essayait d'utiliser un découpage assez régulier, à cause de la publication presse bizarroïde, 
à base de demi-planche par ci, de trois-quart de planche par là (comme avec Spirou) 
ou de remontage en cases plus grosses en album (comme chez Corto).

Là, ça va, comme référence, c'est fastoche. C'est à peine l'échauffement.

ENSUITE.

Les auteurs vont glisser cette fameuse ambiance vintage-années-60 dans l'utilisation de la couleur.

(Ça tombe bien, c'est la thématique de ces posts, s'ils avaient glissé cette ambiance dans les dialogues, ça m'aurait bien emmerdé.)

ON A DONC DES TAS DE RÉFÉRENCES AUX COULEURS D'ANTAN.

      • Des pitits points de trame.

(On note que cette trame est juste là pour se la péter, puisque, normalement, on l'utilise pour assombrir une couleur, 
sauf que, là, quand on veut assombrir le jaune pour en faire du beige, bin, magie de la quadri, on prend simplement du beige.)

      • Des couleurs primaires CMJ (Cyan, Magenta, Jaune, souvenez-vous).

(Ok, ici, c'est pas exactement CMJ, c'est plus bleu nuit, jaune paille et ocre de crête, mais le cœur et la référence y sont.)

D'habitude, c'est vrai, c'est plus pétant.
Mais, bon, la référence aux « couleurs de base » est quand même là (à mon avis) (vous en faites ce que vous voulez, de mon avis).


C'est d'ailleurs une technique classique quand on essaye de faire un récit référentiel old school 
(comme, ici, Yves Chaland et Isabelle Beaumenay-Jonnet dans le cimetière des éléphants).

      • Des couleurs qui se mélangent.


Comment ça « mais de quoi tu parles, qu'est-ce qu'il faut regarder dans ce foutu dessin ? » ?

Il faut regarder ça :

Comme une espèce de croisement des couleurs, là.

Un croisement des couleurs qui peut faire référence à deux choses.

Premièrement, cela peut nous faire penser aux colorisations à l'arrache des années 60 avec les couleurs qui dépassent et se mêlent.

Des mélanges audacieux générant des couleurs iconoclastes.


Deuxièmement, c'est aussi un souvenir des mélanges de couleurs simples qui avaient lieu à l'époque.



On mélange du rose et du gris : ça fait du marron.


On mélange du jaune et du gris : ça fait du marron.

(Tout le monde aime la marron.)

MAIS CE N'EST PAS TOUT !

Ce croisement de couleur peut nous faire penser à de la bichromie sérigraphiée.

Blexbolex, L'imagier des gens, Albin Michel Jeunesse.

Parce qu'en sérigraphie, quand on passe deux couleurs, la superposition de ces deux couleurs en crée une troisième.

Bleu clair, jaune sombre, et leur superposition.

 Bleu sombre, jaune clair, et leur superposition.


Une autre image sérigraphiée avec plein de superposition de couleurs.

Ce « croisement de couleurs » comprend donc une référence « old school » (ça, ça va, c'est bien ce que cherche à faire Bézian depuis le début),  mais également une référence contemporaine. Et, ça, c'est nouveau.

EST-CE QUE LE CÔTÉ « CONTEMPORAIN » EST SIMPLEMENT LÀ POUR DÉCROCHER UNE INTERVIEW DANS LES INROCKS, VOIRE VICE ?

Non.

HA BON ? ÇA PARAISSAIT POURTANT UN BON PLAN.

Ce croisement de couleur est là pour signaler que le livre n'est pas simplement référencé « à l'ancienne, fait main, made in Montrouge » mais qu'il contient également une approche beaucoup plus moderne.

Et quand les auteurs ont déjà utilisé le scénario, l'ambiance, les références esthétiques et les couleurs pour faire vintage, que reste-t-il pour faire moderne ?

LE TRAIT.

Le trait ?

LE TRAIT.

Le dessin, quoi.

OUI.

Les couleurs, le découpage, et certaines images, ont été mises au point pour donner à ce récit le goût des romans feuilletons de la grande époque. Le scénario lui-même instille des tas d'éléments issu de ce glorieux passé (maître du crime, police dépassé, enquêteur amateur, sociétés secrètes, gangsters étranges).

OLD SCHOOL IS THE BEST SCHOOL, EXCEPT WHEN IT DIDN'T.

Mais quel serait l'intérêt de tenter de faire une copie carbone de ce genre de récit ? Pas grand-chose. Ils existent déjà. Sont issus d'un contexte et d'une époque bien particulières et révolues. On sait bien que la copie ne pourra jamais être aussi bonne que l'original. Autant vouloir faire de nouveaux récits de Blake et Mortimer qui se passeraient dans les années 60, copieraient le style des années 60, le dessin des années 60, alors que le contexte historique, politique, graphique, artistique a complètement évolué depuis. Complètement idiot. Personne ne ferait jamais ça.

LES AUTEURS NE SONT PAS IDIOTS.

L'ambiance années 20 / années 60 n'est qu'un support, une base pour aller plus loin et obtenir quelque chose de résolument moderne. 

Avec des références à l'art contemporain.

Si.

UN PETIT INTERLUDE AVANT DE CONTINUER.

Les personnes auxquelles j'ai montré ce qui suit m'ont répliqué : « mais tu te prends trop le chou, ce ne sont pas des références à l'art moderne, au mieux des références à l'art des années 20. Tu as perdu la boule, et tout ce que tu as écrit est idiot ». 

Du coup, j'ai boudé très fort, et j'ai quand même décidé de présenter mon point de vue contesté, à vous de vous faire une opinion.

Bref.

LA MODERNITÉ, DONC.

On crée des décors abstraits qui font réfléchir sur la place de l'art dans la « vraie vie ».

Et, ici, c'est une référence explicite à Buren qui s'est inspiré d'un motif de store pour ses fameuses bandes de 8,7 cm de large.

Daniel Buren.

Des bandes qui poursuivent leurs réflexions de contexte des œuvres d'art dans un autre contexte, justement.

Daniel Buren qui fait des bandes, ok, mais aussi des carrés et des perspectives zarbis.

Et pis on réfléchit à d'autres formes géométriques (toujours dans un contexte de « vraie vie »).

L'atlas.

L'atlas toujours (au musée Poupoupidou) (attendez, je prends des pointures).

Des formes géométriques qu'on peut ensuite déformer.

L'atlas encore.

Bon bin, du coup, on fait de l'art sur le sol, on fait de l'art sur les rideaux, on fait de l'art sur les stores. On remet en cause et joue avec le cadre (ici, en recadrant l'image par des masses noires arbitraires)
 pour montrer que les conventions artistiques, ça va bien.

Cécile Bart, qui dit zut aux conventions.

On se sent fou-fou, et on arrive même à l'idée de ne pas complètement remplir les noirs ou couleurs de l'image (là, à droite). (Dans l'image précédente, le noir redéfinissait le cadre ; ici, le cadre ne défini pas la limite du noir.)
(C'est la même logique.)

Et puis, les trucs non remplis laisse voir un trait qui donne du mouvement, de la force à l'image.

Joan Miro (qui ne fait pas non plus de fond blanc et qui utilise le blanc et le noir et le vide pour donner du punch au tout).

Ouais, voilà, hein, le décor, tout ça, on s'en tape, hein. Le décor se transforme en une matière.
Le trait de pinceau devient le décor, devient la matière de l'image.

Olivier Debré.

Suivant cette logique, le trait de plume (ou de rotring, hein, j'en sais rien, moi) est lui aussi mis en exergue.

Mais siiiii, lààààààà, derrière le monsieur. La pureté du trait sans artifices, tout ça.

Joan Miro qui fait des traits et de la pureté, et pas d'artifices.

Cette méthode permet donc de replacer le coup de pinceau, le coup de plume, et finalement le trait, tout tremblant et tout vivant, au centre de la création du livre.

Jean-Pierre Bréchet.

POUR SE RÉSUMER...

On peut dire que les auteurs font du cheval de Troie.

Ils prennent une enveloppe de récit à l'ancienne, très marquée (des stéréotypes), très irréaliste (des savants fous de science fiction), très graphique (tout le truc sur l’expressionnisme à la Robert Wiene). Cette enveloppe est bizarroïde. Du coup, on n'est pas choqué de voir les poussées d'art contemporain contenu dans cette enveloppe. Les remises en causes du cadre collent parfaitement avec l’expressionnisme ; les aspects géométriques se retrouvent dans les représentations de savants fous ; le « trait pour le trait et rien d'autre » s'intègre dans l'ambiance charbonneuse du début du siècle dernier.

ET ÇA MARCHE DU TONNERRE DE BREST !

Dans ce cas précis, la couleur construit un support et un cadre qui permettent aux auteurs de pleinement, et le plus librement possible, s'exprimer.

C'EST CLASSE.