mercredi 14 mai 2014

La bande dessinée joue avec les conventions.

Après le coup de colère de Dupuy (c'est vrai, quoi, faut arrêter de déconner), Alan Moore, Dave Gibbons, John Higgins nous montrent comment utiliser les conventions pour les dépasser.



Alan Moore, Dave Gibbons, John Higgins, Watchmen,  DC Comics & Delcourt (traduction de Jean-Patrick Manchette).

BREF. REPRENONS LA OU NOUS EN ÉTIONS RESTÉS.

Je disais donc dans mon précédent message que : il est possible, dans chacun des styles plus « noyautés » qui ont été énumérés de réinjecter de la liberté d'action (simulée) pour les personnages et ainsi de gagner sur tous les tableaux (avoir un récit incertain ET un univers ET un discours ET une mécanique scénariste).

MAIS COMMENT EST-CE POSSIBLE ? ! ! ? !

Je n'en sais fichtre rien, mais, ce que je sais, c'est que d'autres que moi y sont arrivé. On va donc essayer de voir comment ils s'y sont pris pour comprendre ce qu'on peut essayer de tirer de positif de tout ça.

C'EST PARTI DANS LA JOIE ET LA BONNE HUMEUR.

1° - UN UNIVERS ET UN RÉCIT.

Si décrire un univers grand et chamarré est ce qu'on tient absolument à faire dans la vie, il suffit de traiter les personnages comme des parties de cet univers pour les intégrer directement au développement et à la découverte logique de l'univers en question. On découvre des bouts de personnages en même temps que des bouts de décors. On comprend petit à petit les interactions entre les personnages comme on comprend petit à petit les interactions entre deux royaumes, deux villes, tout ce que vous voulez.

C'est le concept du Alice de Lewis Caroll. Alice explore un univers bizarroïde, peuplé de personnages bringuezingue, de concepts farfelus incarnés, de jeux de mots vivants, de poésie qui prend vie. L'histoire de Alice est un jeu et les jeux remplissent l'histoire. Toutes les parties de l'univers du terrier (et les personnages de cet univers aussi) sont des idées drôles, profondes et pétries de contre-pieds. En essayant de comprendre les personnages de cet univers (la reine), on essaye aussi de comprendre les règles de cet univers (la justice à géométrie variable que donne la reine) et les deux ensembles nous permettent de plonger à pieds joints dans l'absurdité.

 Alice, la petite fille qui observe un grand univers 
(illustrations de Mervyn Peake, parce que ça ne fait pas de mal).

Dans la même veine que Alice, nous avons, en bande dessinée, Little Nemo in Slumberland (de Winsor Mackay).



La traversée du miroir ou du sommeil, c'est pareil...

Dans Little Nemo aussi, les concepts, les idées (autant scénaristiques que artistiques) s'incarnent au travers d'éléments (décors, personnages, situations) appartenant à l'univers en train d'être exploré.






Les éléments en train d'être découverts sont les propres vecteurs de cette découverte. La découverte de l'univers, la découverte des personnages et la découverte des aventures de ces personnages dans cet univers procèdent alors de la même mécanique qui rend l'ensemble COHÉRENT.

2° - UN AUTEUR ET UN RÉCIT.

Lorsqu'on prend conscience que, ce qui est prépondérant dans l'oeuvre, c'est l'auteur lui-même, et ce qu'il a essayé de faire ou de dire...

DES FOIS ÇA MARCHE. DES FOIS ÇA CREUSE.

Quand c'est mal fait, cette présence phagocyte les personnages, qui semblent ne plus avoir de volonté propre. Par exemple, dans Urgences...




Les scénaristes ont essayé de nous faire dire : « Ooooh... Le pôoovre. Il vient de se faire écraser par un hélicoptère après avoir perdu un bras après avoir perdu son chien après s'être mangé plusieurs râteaux. » Ce qui a fait dire à tout le monde : « les scénaristes font n'importe quoi, ils n'ont plus rien à dire, la drogue a l'air très peu chère à Los Angeles ».

PAR CONTRE...

Quand c'est bien fait, l'auteur (ou ce qu'il incarne) (ou ce qui l'incarne) (jeux de mots lacaniens) (fouyayah) peut devenir un élément du récit contre quoi luttent les personnages (l'auteur devient, en quelque sorte, un élément ou un personnage du récit, qui peut s'opposer aux autres personnages avec les mêmes jeux de pouvoir, d’équilibre, de symétrie que j'ai essayé d'expliquer précédemment).



Marc-Antoine Mathieu, Julius Corentin Acquefacques - Le processus, Delcourt.

La mise en abîme du personnage face à son propre destin.

Un certain nombre d'embûches dans la gueule du personnage sont tolérées par le lecteur, pour peu qu'il essaye de les surmonter. Cela devient une tactique pour créer de l'attachement au personnage : plus on va lui taper dessus, plus notre envie qu'il s'en sorte va être grande. « Vas-y ! Bats-toi ! Regarde pas derrière toi ! Cours ! Saute ! Frappe ! T'es le meilleur ! » Et nous de l'observer pour savoir s'il a suffisamment de ressources pour parer les coups de l'auteur (ou,  quand on est immergé dans le récit, les coups de son destin).

Ainsi, chez Blutch, dans Lune l'envers...

...L'héroïne est aux prises avec Blutch vieux...

...Avec Blutch jeune...

...Avec un mec qui s'appelle Blütch...

... Et même avec Erik Orsenna. (Dur.) (Erik Orsenna, quand même...)



 Pas étonnant donc que, face à toutes ces incarnation de l'auteur-destin-machisme-ambiant, elle galère un petit peu.

Autre exemple : dans Bérénice (de Jean Racine), Titus est obligé de renoncer à son amour pour la reine de Palestine (déjà, à l'époque, on avait droit aux « quand y en a une ça va, mais plusieurs... ») (ça a quelque chose de rassurant, cette permanence des choses) en devenant empereur de Rome.

Titus a une stratégie viable pour épouser Bérénice : abdiquer (en quelque sorte) et se retirer dans sa villa secondaire à Toul (très coté à l'époque). Il n'est pas piégé. Seulement, les deux protagonistes sont dépassés par des enjeux politiques trop forts et l'épreuve morale les submerge. La pièce n'est que le simple récit de la prise de conscience par les deux personnages de cet état de fait qui résume la vanité de leurs existences.

Le discours de l'auteur (« vanitas vanitatis ») est soutenu par tout un tas de réalités de l'univers décrit. Ce n'est pas seulement la volonté de l'auteur qui fait courber l'échine aux personnages, mais également une certaine vérité politique, et le caractère ambitieux du futur empereur. La tragédie n'en parait que plus inéluctable, plus vraie, et plus, euh... tragique.

Dans ce cas l'auteur n'est qu'un des nombreux éléments qui vont pousser Titus et Bérénice vers leur destin.

Les effets se renforcent. Le discours de l'auteur et les caractéristiques des personnages se glissent dans le lit de la même rivière pour couler ensemble vers un inéluctable océan de peines. (Putain, que c'est beau quand j'écris.)


Encore une fois, je peux pas dire que je vous préviens pas, il s'agit de la dernière page de Corentin - L'empreinte des chimères...

Mathieu Gallié & Christophe Coronas (alias Cecil), L'empreinte des chimères – Colin, Éditions Vent d'Ouest.


Tous les effets et éléments du récit convergent et en dégagent une cohérence qui forme et que forme le discours des auteurs. Le récit crée le discours et le discours crée le récit. Il se met en place une équivalence entre les deux parties qui permet de les faire converger, de les faire se confondre, et de rendre le tout COHÉRENT.

3° - PAS D'LA MERDE. (UNE MÉCANIQUE ET UN RÉCIT.)

Il n'y a aucun mal à utiliser des trucs de scénaristes pour rythmer ou construire son récit / ses personnages / ses thématiques. Hergé le fait. Hugo le fait. Bach le fait.

Là où ça devient un souci, c'est quand ces contraintes externes viennent contredire les désirs profonds des personnages ou les situations mêmes qu'ils vivent.

Quand les règles externes viennent casser la cohérence interne de la bande dessinée.

 Est-ce que ça paraît cohérent qu'un consul romain doive renoncer à son amour d'une reine de Palestine pour accéder à ses fonctions d'empereur ? Oui. Est-ce que ça paraît cohérent qu'un médecin chef du service de chirurgie de l'hôpital public de la troisième ville des États-Unis meure écrasé par la chute d'un hélicoptère du toit dudit hôpital ? Bin déjà beaucoup moins. Dans un film de Bruce Willis, ok. Mais, là, pas des masses.

COHÉRENCE, COHÉRENCE, J’ÉCRIS TON NOM, COHÉRENCE.

Bruce Willis est enfermé dans un immeuble avec deux douzaines de terroristes (ils sont allemands !) (avec des accents trop chelous !). Si toutes les dix minutes il lui tombe trois blonds sur le coin de la tronche, c'est LOGIQUE. On ne va pas s'en formaliser.

Il est un policier de New-York qui essaye de sauver sa femme prise en otage. On trouve donc normal qu'il ait certaines armes pour répondre à ces espèces de terroristes étrangers (les pires). S'il arrive à dégommer chaque terroriste, qui avec un bout de velcro, qui avec un tube de dentifrice, c'est COHÉRENT, il a appris à le faire durant ses heures de boulot, c'est évident.

Il a un débardeur, il se parle à lui-même quand il se trouve con, il s’engueule avec sa femme, il se raccroche à une bouche d'aération en alu après une chute libre de 15 mètres. Que des trucs qu'on fait nous aussi. S'il en chie et qu'il est un peu down en fin de deuxième acte, franchement, C'EST COMPRÉHENSIBLE (soyez humain, merde). Nous aussi, on aurait un petit coup de mou.

L’IDÉE PRINCIPALE EST DONC QUE LA MÉCANIQUE DU RÉCIT DOIT RESTER COHÉRENTE AVEC LES PERSONNAGES ET LEUR UNIVERS.

Par exemple, dans Dragon Ball, l'univers et les règles qui permettront les développements futurs sont posées dès le tout début.



Comme l'apprentissage de la baston est au coeur de la définition initiale de l'univers de Dragon Ballpas étonnant qu'on assiste sans arrêt à des level-up (augmentation des pouvoirs).


Jusqu'à franchir les barrières du ridicule (et du très moche).


Comme l'univers rigolo est au coeur de la définition initiale de l'univers de Dragon Ball, pas étonnant que l'on puisse y rencontrer des mecs avec trois yeux (et quatre bras), des cochons qui parlent, des extraterrestres avec des noms de légumes, et tout un tas de gens autant bigarrés que maître en kung-fu et affiliés.


BREF. Là encore, il suffit que l'auteur se concentre cinq secondes pour trouver un cadre et des personnages  qui soient COHÉRENTS avec la logique narrative qu'il veut développer.

LA SOLUTION ÉTAIT DONC SOUS NOS YEUX, VOIRE DANS NOTRE GUEULE.

SI je résume les chapitres précédents... Pour donner l'impression de personnages vivants, il faut donner l'impression qu'il sont libres de faire différents choix tout au long de l'intrigue. Pour donner l'impression qu'ils peuvent faire différents choix, il faut leur offrir plusieurs stratégies viables possibles face à des problèmes crédibles. Pour leur offrir plusieurs stratégies viables possibles, il faut :

1 - Se creuser la citrouille.

2 - Réfléchir à l'univers dans lequel on écrit et sélectionner des problèmes et embûches COHÉRENTES avec le monde dans lequel évoluent les personnages et l'intrigue qu'ils suivent. Si on se trouve en présence d'une incohérence, soit on vire le problème, soit on modifie l'univers, soit on change d'intrigue. HA BIN C'EST SÛR, S'IL FAUT RÉFLÉCHIR, MAINTENANT...

3 - Construire des personnages à même de répondre à ces défis. (Si les personnages sont trop faibles par rapports aux défis, ils vont se faire écrabouiller. Il faut donc penser à ce que le lecteur va ressentir à ce moment.) (Si les personnages sont trop forts, le lecteur, toujours lui, va cette fois-ci s'ennuyer.) (On peut de toutes façons là aussi soit modifier les personnages soit modifier l'intrigue pour adapter l'un à l'autre.)

EN TOUT ÉTAT DE CAUSE LA SEULE CHOSE A FAIRE EST DE RENDRE L'ENSEMBLE DES ÉVÈNEMENTS COHÉRENTS LES UNS AVEC LES AUTRES.

En équilibrant les personnages, ce qui leur arrive, et dans quel contexte cela leur arrive, ces premiers se trouveront face à des défis à leur portée avec tout un éventail logique de réponses à y apporter. Il ne suffira alors plus qu'à réfléchir pour pouvoir inventer / découvrir / trouver à la place des personnages les moyens de lutter contre leurs terribles destins.


VOUS CROYIEZ QUE C’ÉTAIT FINI, HEIN ?

EH  BIN PAS DU TOUT. 

LA SEMAINE PROCHAINE, UN EXEMPLE PRÉCIS DE TOUT-EST-LIAGE DES DIFFÉRENTS SUJETS ABORDÉS CE MOIS CI.

3 commentaires:

  1. Créer un univers/histoire/personnage cohérent est très difficile, même dans un monde moderne réaliste. Et en effet, comme tu le dis, il faut savoir supprimer les problèmes et en tant que scénariste, ce n'est pas toujours évident d'accepter de supprimer une de ses supers idées parce qu'elle ne fonctionne pas avec une autre de ses supers idées !

    Sinon, tu m'as donné envie d'acheter le dernier Blutch. Je crois que je vais craquer.

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    1. Pour Blutch, c'est son moins imbitable depuis des lustres. Après, faut aimer son style, quand même. Enfin, faut aimer ce que j'ai essayé de décrire plus haut.

      Pour les questions de cohérence, je trouve que, souvent, les scénaristes ont l'impression que leur mission principale est de générer des idées, des personnages, des péripéties, qu'il y ait des choses qui se passent, quoi. Alors que, moi, je pense trèstrèstrèstrès fort que, justement, leur principal boulot est de virer les mauvaises idées ET les bonnes idées qui n'ont rien à voir avec la choucroute. C'est même un peu une des justifications de l'existence des scénaristes (à mon sens), essayer de débroussailler une idée de base, voir où ça peut mener, et tailler dans l'inutile. Le boulot de poisson pilote.

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  2. Bonjour,

    Votre connaissance de la BD me laisse penser que vous pourriez m'aider. J'aimerais faire travailler un auteur de bande dessinée qui joue avec les concepts pour concevoir une bD avec le Centre Pompidou sur l'artiste Boltanski qui travaille sur les notions de mémoire, souvenirs, absence, présence. Au plaisir de vous lire.

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