jeudi 5 décembre 2013

La bande dessinée est une chapelle Sixtine avec des souris.

Art Spiegelman nous montre comment composer une page, et que cela n'a rien à voir avec la Shoah.

Art Spiegelman, Maus, Raw & Pantheon Books & Flammarion (avec l'aide de Judith Ertel et Anne Delobel)

RÉSUMONS CE QUI C'EST PASSE DANS LES ÉPISODES PRÉCÉDENTS.

Dans le message précédent, j'ai essayé d'expliquer que, selon moi, le sujet et les intentions d'une oeuvre d'art n'ont pas vraiment d'importance.

Ce n'est pas parce qu'on fait des peintures pour le clergé et avec des petits angelots tout nus, que c'est forcément nul. Ce n'est pas parce qu'on fait des bandes dessinées pour les enfants et avec des petits mickeys, que c'est forcément futile. Ce n'est pas le sujet qui compte, c'est l'aââârt d'une oeuvre (c'est à dire l'impression de réel de cette oeûvre crée) (c'est la manière de représenter ces angelots et ces mickeys pour qu'ils fassent sur nous une impression la plus forte et la plus singulière possible).

Parce que cela voudrait dire que ça (avec ses angelots à poils et ses femmes à la romaine) :

William Bougereau, Les secrets.
Tous ensemble : « Bouhou, William ! Bouhou ! Va te cacher ! Retourne chez ta mère, William ! C'est moche, William ! »

Ça vaut ça :

Attention, il y a un piège ! C'est bien dans la Sixtine, mais c'est de Raphael, ce coup-là.

Et en fait non.

(Ici, j'utilise une sorte d’argument d'autorité parce qu'il me semble sincèrement que la différence de qualité(s) des tableaux est tellement flagrante que je vais m'économiser un peu de rédaction inutile. Si ce n'était pas aussi évident que je le crois, je m'excuse.)

MAIS ATTENTION A NE PAS FAIRE L'ERREUR INVERSE.

Il ne faut pas minorer une oeuvre d'art sous prétexte qu'elle a un sujet futile.

Il ne faut pas majorer une œuvre d'art sous prétexte qu'elle a un sujet pour les grandes personnes qui parlent du CAC 40 et des exports chinois. (Des sujets comme la Shoah, par exemple.) (Maus n'est pas un grand livre parce qu'il parle de la Shoah et de la filiation et blablabla et prout prout prout.) (Maus est un grand livre parce qu'il est une grande oeuvre d'art.)

La Mort : un Grand et Beau Sujet, un dessin très (très) (TRÈS) moche.

OUI MAIS POURQUOI ON PARLE SANS CESSE DU SUJET, ALORS ?

C'est plus facile, de parler du sujet. Parce que le sujet se comprend toujours, peut toujours s'analyser, et, au pire, on pourra faire vingt lignes de plus en racontant pourquoi on est d'accord, ou pas, et moi je suis contre (la peine de mort) (la pédophilie) (les 35 heures) (la tartine qui tombe du côté du Nutella). Par contre, analyser ce sur quoi on cogite/fantasme mais POURQUOI on cogite (qu'est-ce qui nous crée des court-circuits dans le cortex), c'est coton.

C'est pas moi qui le dit, c'est lui.

(Faites un test, ouvrez votre télérama magazine de cinéma préféré et comptez combien de fois les termes « cadrages », « valeurs de plan », « découpage », « amorces », « montage », « types de dialogues », « lumières », etc. reviennent. Ensuite comptez le nombre de lignes comprenant soit un résumé de l'intrigue, soit une présentation des personnages, soit un dégoisement sur le thème-que-c'est-important-d'en-parler-c'est-un-sujet-qui-irrigue-la-société.) (Au Hasard.)

BREF, ON VA PAS Y PASSER LE WEEK-END...

L'important, c'est la manière de faire. Le style. L'art. La composition des deux images. La positions et les attitudes des deux personnages. Leur expressivité et leur naturel. L'espace laissé vide autour des personnages. Les couleurs. Les contrastes. La forme générale de l'image (comment les tableaux sont construits autour des personnages). Ce que vous voulez.

Et comment Spiegelman compose-t-il sa page par exemple ?

  • Il commence par réfléchir à la composition générale.

On a donc, comme une surimpression, le corps entier du père qui donne le rythme et découpe la page.

On a également des résurgences de ce père autour de sa figure centrale géante pour enrober le tout, en quelque sorte.

Et tout ça pourquoi ? Pour aboutir au commencement du récit dans le passé. (La courbe englobe le corps qui est penché sur la case circulaire du souvenir.)

  • Puis compose également chaque case.

Le fils est prisonnier de son père. Il est pris entre le présent de son père (faire du vélo parce qu'il a des problèmes de coeur, qu'il est vieux et qu'il ronchonne) et le passé de son père (son bras avec le tatouage des camps).

A noter également que, dans le sens de lecture, le vélo vient avant le tatouage. parce qu'on va bientôt quitter le présent et rejoindre le passé raconté par le père.


Ici, les bulles de dialogues sont placées de telle manière à faciliter la lecture. De la case du haut à celle du bas, les dialogues s’enchaînent naturellement à l'horizontale.

  • Sans oublier de porter son attention sur leurs formes.

La forme particulière de cette case a des tas de fonctions.

Sa forme particulière l'isole du reste de la page. Les premières cases se situaient dans le temps du récit (au moment où le père raconte). Cette case là se situe dans le temps de l'histoire (au moment où les choses racontées se passent). Les formes différentes montrent que ce sont des temps différents.

Sa forme particulière rappelle une ouverture à l'iris (c'est la foire aux termes techniques, dites donc, on se mouche pas du coude pour faire son intello), souvent utilisée pour changer justement de temps dans un récit au cinéma.

Enfin, cette case nous plonge dans le passé, et la forme de cette case, ajoutée au narratif sur lequel elle s’assoit, nous plonge dans des formes passées de la bande dessinée.

Bécassine, old school style...

  • Ces constructions de cases ne son pas que des gadgets. Elles font également ressortir et vivre les personnages. Et s'inscrivent dans une démarche générale pour structurer la scène.

Ici, je trouve qu'il faut observer le grisé.

Le grisé permet de réaliser de la profondeur de champ (gris devant, blanc derrière) (quand les deux personnages sont sur le même plan, ils sont tous les deux blancs).

Le grisé permet d'opposer les deux personnages (celui qui raconte et celui qui reproduit) (celui qui est le moteur de l'action et celui qui n'avance pas en pédalant sur un vélo d'appartement) (celui qui est dans le temps présent du récit et celui qui va plonger dans le temps passé de l'histoire).

Et le grisé permet d'organiser la structure générale de la page toute en cercles concentriques qui aboutissent à l'ouverture à l'iris.

  • Et tout cela avec très peu d'effets. Très peu de traits.
L'avantage de « faire bande dessinée » et d'en utiliser les codes, c'est qu'il va falloir forcément simplifier le graphisme (un graphisme simple, comme dans les Tintin ou les Mickey).



Simplification des traits et des formes.

Spiegelman s'habille comme les Dupondt.

Spiegelman a la même tête que Tintin (la houpette remplace les oreilles).

Spiegelman a le même genre de trait que Mickey (par Floyd Gottfredson).

Cette simplification, Spiegelman va en faire une force. Comme d'hab, moins il y a de traits, plus les traits présents prennent de l'importance.

Et c'est grâce à eux (malgré le fait que la figure de Spiegelman ne change absolument pas d'une case à l'autre) que l'on peut comprendre et lire les sentiments des personnages de cette page.

Grâce aux traits et à la composition des cadrages (le fils prisonnier de son père), aux différentes valeurs de plan (le sujet de la page (le père) est en avant-plan, le moteur de la page (le fils) est en arrière-plan), aux lumières (ces avant et arrière-plans sont démarqués par le grisé), aux découpages de ces plans (la case à l'iris), aux amorces (le tatouage des camp de concentration comme top-départ au récit), au montage (le corps du père en transparence sur l'ensemble de la page), aux types de dialogues, au graphisme, au traitement des noirs et blancs, etc.

(Voilà. J'ai mis tous les mots que j'ai dit qu'il fallait mettre pour faire une bonne critique, et plus encore. Si avec ça vous n'êtes pas content et que je ne me fais pas engager par Télérama, c'est à désespérer du genre humain.)

BREF.

Spiegelman fait une série avec des petites souris à la con. Oui, comme Mickey. Mais ce n'est pas important, parce que les personnages ne sont pas importants (on s'en fout que ce soit Adam, sur le plafond).

Spiegelman fait une série sur la Shoah. Oui, mais ce n'est pas important, parce que le sujet n'est pas important (on s'en tape que ça parle de la Bible, sur le plafond).

Ce qui compte, c'est que Spiegelman va nous rendre les souvenirs du père (et les sentiments complexes du fils envers ce père et ces souvenirs) réels, prégnants, évidents, directement compréhensibles. Grâce au cadrage, au trait, aux compositions, au noir et blanc, aux cases, à tout le bazar. Grâce à son art.

ET CE N'EST PAS FINI ! ON REVIENT EN QUATRIÈME SEMAINE ! J'AI ENCORE DES TRUCS A DIRE SUR CE MÊME THÈME, PETITS VEINARDS !

4 commentaires:

  1. Tout d'abord, bravo pour votre travail que je déguste avec grand plaisir à chaque nouvel article. La présente note m'inspire quelques remarques : Le schéma qui montre comment la page d'Art Spiegelman est centrée sur la figure du père à vélo est très révélateur. Pourtant je n'aime pas trop cette page à cause du gros plan sur le tatouage du père qui me paraît être une manière trop « pesante » d'introduire le sujet : On met vraiment le nez du lecteur sur ce chiffre au milieu de la page, il ne peut y échapper.
    Sur la « valeur » des œuvres d'art, et l'impression qu'elles procurent, il y aurait beaucoup à dire, parce que leur appréciation dépend pour une bonne part d'un apprentissage et pour une autre part d'une certaine forme de sensibilité. Il y a des gens qui diraient « ouais le tableau de William Bougereau est encore « mieux peint » que celui de Raphaël parce qu'il fait encore plus vrai comme une photo !» Et c'est l'impression qu'on peut avoir si on n'est sensibles à un autre type de « vérité » ou de « mensonge » porté par les tableaux. C'est dans un livre de Gaston Bachelard je crois, qu'il est expliqué que les ailes dans le dos dans les représentations des anges ou des autres créatures fantastiques, c'est un peu idiot parce que dans la logique de l'imaginaire, on se rêve en train de voler sans aile ou alors avec des ailes aux talons (comme les dieux grecs, parce que le vol onirique est alors une impulsion). Et si on veut obéir à une logique réaliste, ben c'est idiot aussi, parce que des ailes d'oiseau ne sont pas assez fortes pour porter un être humain. C'est pour ça que sur le tableau de Bougereau l'ange à l'air bêtement suspendu : ça ne marche pas, on dirait un rajout photoshop. Évidemment, les anges de Raphaël sont trop malins pour chercher à voler.
    Le dessin de la mort est effectivement moche, mais beaucoup de gens (des enfants ou des ados me direz-vous, mais pas que) le trouveraient « trop bien » : parce qu'il fait une « trop forte impression » avec ses couleurs violentes et sa contre-plongée. Tout ça pour dire quoi ? Euh, je ne sais plus trop bien, mais en fait je voulais dire qu'il ne faut peut-être pas se croire trop malin à prétendre discerner « le beau », « le vrai » et tout ça (je ne crois d'ailleurs pas que le beau et le vrai existent en soi) parce qu'on connait certains codes... Mais on peut effectivement parvenir à discerner davantage de choses dans une œuvre et ainsi l'apprécier plus complètement. Mais alors, parfois, cette appréciation rend l'impression laissée par l'œuvre moins forte, moins violente, moins définitive. C'est peut-être cela la difficulté : goûter mieux, tout en se laissant tout de même chavirer, enthousiasmer etc... Sinon, on aurait tort d'avoir raison... Mais selon moi vos critiques ne tombent pas dans ce travers parce qu'elles laissent la possibilité de se dire « ouah trop bien ! » tout en en disant un peu plus sur ce « trop bien ».

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    1. 1°) Concernant le tatouage du père : je pense qu'il n'est pas superfétatoire. Il est là pour expliquer que Art Spiegelman est non seulement prisonnier de son père mais aussi des histoires de camps de son père (les deux éléments étant évoqués dans le phylactère de la même case).


      2°) C'est vrai que je fais mon malin à dire ce qui est bien et ce qui ne l'est pas. Je suis un méchant Jojo (vous êtes trop gentil envers moi dans la dernière partie de votre message). Pour moi, le tableau de Willy-les-bons-tuyaux Bougereau n'est pas très bon parce qu'il est justement trop attaché au réel. Et que dans la vie, y a pas que ça... Au contraire, les angelots de Raphael rêvassent et nous avec eux. Il y a donc un supplément d'âme, de contenu, dans la peinture de Raphael par rapport à celle de Bougereau.

      3°) Pour parler de ma poire, je suis un affreux Jojo pour deux raisons : je crois que n'importe quelle personne venant par hasard sur ce blog peut juger sur pièce et se dire "oui, ici, il a raison", "non, ici, il dit une connerie, il est très bien ce tableau", bref, ce n'est que mon opinion ; de plus, il me semble important de faire un distinguo entre ce qu'on trouve bien et le reste, surtout en bande dessinée, où une sorte de mou-du-genou critique (mainstream ou indé) est assez général, alors que, justement, en cette période de crise dans laquelle se noient les lecteurs (et les libraires) (paix aux âmes de leurs dos) il faudrait faire la guerre au "bien mais pas top".

      4°) D'où mon choix de ne jamais utiliser que des bandes dessinées qui sont, selon moi, "ouha non mais trop mortel quoi".

      5°) Pour votre dernière phrase gentille, merci, c'est ma foi très gentil d'être gentil, même si je ne suis pas sûr de toujours éviter ce fameux travers.

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  2. Hello,

    Je suis bluffé par le coup du père qui occupe tout l'espace de la page. Tellement bien fait que je me suis fait prendre, je ne l'avais pas vu. Pour être franc, j'ai lu Maus cet été (seulement). Et je reconnais que j'ai rencontré une vraie oeuvre parce-qu'elle fait passer plein de chose, bien au delà de la shoa.

    C'est rigolo aussi parce-que cette page avait retenue mon attention à la lecture. Mais pour une autre raison que celle que vous développez. Juste avant de lire Maus j'ai lu "faire de la BD" de Mc Cloud. Et j'ai reconnu dans cette page une belle transition qu'il nomme "moment à moment" Chaque case est le prolongement temporel de la précédente. Ceci a pour effet de ralentir la narration, ralentir le temps en quelque sorte. Toutes les cases sont comme ça sauf la dernière qui nous plonge d'un coup dans le passé. Pour moi cette page était un décélération du temps qui s'écoule, passage au point mort (avec la fameuse case et le tatouage), et marche arrière toute. Je ne m'expliquait pas bien la forme de la case à part de faire comprendre au lecteur qu'on allait changer d'univers temporel.

    Sinon les angelots de Raphaël, c'est de la pure merveille d'imaginer ces gamins qui ont l'air de s'emmerder au plafond de la Chapelle sixtine et qui semblent nous dire que l'essentiel est ailleurs. Quand on songe que le gars n'avait pas d'appareil photo pour capter ce genre d'expression, c'est franchement du grand art.

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    1. Il me semble bien que, dans Maus, les moments au présents sont souvent de "moment à moment" tandis que les moment au passé sont beaucoup plus elliptiques. Ça rend bien la nature parcellaire des souvenirs.

      Mais je peux aussi raconter n'importe quoi.

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