vendredi 20 décembre 2013

La bande dessinée comme volonté et comme représentation.

Chris Ware nous montre comment représenter l'empathie.

Chris Ware, Building stories, Pantheon Books.

QU'EST-CE QUE C'EST ENCORE QUE CE TITRE ? JE SENS QUE ÇA VA PAS ÊTRE LA FÊTE A LA SAUCISSE DITES DONC !


Aha ! J'aurais pu, je sais pas, moi, titrer : « Marc Lièvremont nu ! » ou « Natalie Portman : enfin lesbienne ! » ; mais non, je fais référence à Arthur Schopenhauer, tout ça pour parler de philosophie, de « la vie n'a aucun sens », de « on va tous mourir », et de « en plus, en ayant eu une vie de merde ». Ne me remerciez pas, je sais que vous allez adorer.

Le grand Arthur...
Ah oui... Quand même... C'est la joie...

BON, SINON, REVENONS A NOS MOUTONS.

Chris Ware, Building stories, Pantheon Books, toujours.

Building stories, c'est une jolie boîte qui contient des tas de trucs en bande dessinée dedans. Parmi ces trucs, il y a un grand panneau cartonné en accordéon (visible à droite et plus ou moins au milieu de l'image ci-dessus) avec des tas de tout petits dessins et de flèches et de gens tristes.

C'est ce panneau que j'ai essayé de scanner.

Que c'est boôôôô...

Comment ça « on n'y voit rien, c'est trop petit » ? Moi je veux bien, mais bon, venez pas vous plaindre en cas de torticolis.

Vous avez l'air malin, hein ? 
Maintenant qu'il faut tourner la tête à 90 degrés dans votre open-space, allez prétendre que vous travaillez !

Comment ça « c'est mal fait, c'est mal rapiécé, et c'est flou » ? C'est pas mes scans qui sont mal faits ! C'est la vie qui est mal faite ! Parce que dans la vie, on meurt ! Et on cache ça à nos enfants ! Et ensuite ils sont dépressifs ! Et ils votent FN ! Et les nazis reviennent ! Et c'est la guerre ! Et on meurt ! Alors ne venez pas me parler de scans mal faits ! 

OU EN ÉTAIS-JE ?

Ha oui.

Le sujet n'a pas d'importance, essayais-je de dire dans les billets précédents.

Certes.

Et ce pour deux raisons. 

La première, que j'ai essayé d'expliquer (et je ne suis toujours pas sûr d'y être arrivé) est que le sujet est indépendant de la qualité d'une œuvre. On peut faire de très belles œuvres avec un sujet léger. On peut faire d'affreuses merdasses avec un Grand et Bô sujet. 


MAIS IL N'Y A PAS QUE ÇA !


La seconde raison (et la plus importante) (et celle dont je vais essayer de parler aujourd'hui) est que, fondamentalement, un auteur ne choisi pas les sujets qu'il traite.


Si Art Spiegelman peut construire Maus, il a fallu qu'il soit un dessinateur indépendant dont la mère est morte quand il était jeune et dont le père à réchappé aux camps de concentration. Ça fait beaucoup de conditions quand même. Des conditions que n'a absolument pas contrôlé Spiegelman, bouchon de liège ballotté dans les flots tumultueux de l'Histoire (voilà que je me mets à écrire comme Tolstoï) (ou comme Schopenhauer).


OUI, CAR :


Arthur, dans son livre Le monde comme volonté et comme représentation, nous explique plus ou moins la même chose :
Dans la vie, nous combinons un plan ; mais celui-ci reste subordonné à ce qu'il plaira de faire au sort.  
Si un auteur a vu ou vécu telle ou telle chose, il ne l'a pas décidé. S'il en fait le sujet d'un de ses livres, ce n'est que par le pur hasard du sort. On ne peut donc ni mettre au crédit ni mettre au débit de qui que ce soit le sujet de n'importe lequel de ses livres. L'auteur est pris dans le grand gloubiboulga du flux de la vie (que Schopenhauer appelle la volonté, c'est sûr, c'est plus classe).
La nature entière est la manifestation de la volonté de vivre et son accomplissement. 
Et l'auteur, bin, il en fait ce qu'il peut, de ce grand gloubiboulga..

Parfois, il en fait un bouquin. 


Moi, personnellement, j'en fait une dépression. 


Chacun son truc.

Chris Ware, lui, il fait les deux.


EH OUI, PARCE QUE TOUT CE BLABLA D'INTELLO AVAIT UN BUT !

Les personnages de Chris Ware sont, à chacun de ses livres, des bouchons de liège pris dans des tempêtes de caca gigantesques. Écrasés par ce qui leur semble être une vie emplie de fatalité et vide de sens, ils serrent les dents en attendant que ça passe.


Le concours de Miss Univers Dépression vient de s'arrêter. Il a trouvé sa gagnante.

Et en attendant, les personnages de Chris Ware ont l'impression d'avoir une vie perdue dans le vent, insignifiante et qui ne pèse rien. 

En un mot : c'est la grosse fête.

Ci-dessus, la réponse à la question du concours de Miss Univers Dépression : « Que pensez-vous de votre vie ? ».

Dans cette page, la pensée d'Arthur :
Cette manifestation a pour forme le temps, l’espace et la causalité, puis et par conséquent l’individuation, d’où sort pour l’individu la nécessité de naître et de mourir, sans que d’ailleurs cette nécessité atteigne en rien la volonté même de vivre. 
Rejoint celle de l'héroïne de Building stories :
Whole periods of my life are now nothing more than a few isolated, unrelated recollections...
Everything runs down the drain...

ET, FRANCHEMENT, JE ME PERMETS D'INSISTER. PARCE QU'IL ME SEMBLE QUE BUILDING STORIES EST PLUS SCHOPENHAUERIENNE  QU'IL NE SEMBLE.

D'un côté, nous avons donc « la nature entière ». Autrement dit, ici, dans le cadre de cette histoire, l'immeuble. Un grand truc qui contient toutes les vies des personnages. Qui est immuable. Et qui en a rien à foutre de ta gueule.


L'immeuble, donc, qui contient toute la vie de la vielle dame. Et qui n'est jamais modifié par celle-ci.... 
L'immeuble, comme une allégorie de l'univers...
Quoi « c'est tarte, comme réflexion, quand même » ? Tarte vous-même, oh !

De l'autre, nous avons les personnages, ou plutôt « l’individuation, d’où sort pour l’individu la nécessité de naître et de mourir sans que d’ailleurs cette nécessité atteigne en rien la volonté même de vivre ». Ces philosophes ont le chic pour trouver les bons mots ! 


Ce qui donne des tas de personnages accablés par leurs sentiments de futilité existentielle et d'isolement.





La fiesta se déchaîne une fois de plus chez Chris Ware ! Youhou !

Dans le précédent extrait, l'immeuble (et quelques arbres) englobaient tout ce que l'on pouvait voir, ils étaient l'univers, dans lequel s'ébattent (plus ou moins pas du tout) gaiement et indifféremment les personnages.

Dans ce deuxième extrait, c'est maintenant le personnage qui a l'impression de n'avoir aucune prise sur sa vie. Elle défile, en fond, sans que le personnage ne bouge. Le décor n'interagit avec elle pas plus qu'elle avec le décor. Rien n'atteint personne. Le personnage est collé (les petites languettes) dans une vie qui lui semble être extérieure, ce qui lui donne l'impression de ne pas valoir grand chose de plus qu'une poupée. Manipulable à merci et sans vie.

Ce que Arthur nous retraduit en :
Sans doute l’individu, sous nos yeux, naît et passe, mais l’individu n’est qu’apparence.
Et pif ! Un bon crochet du droit dans les gencives de votre moral !

MAIS, EN FAIT, TOUT LE MONDE SE TROMPE ! (OUF !)


Parce qu'il y a cette fameuse volonté.

De ce fait, l'isolement qui accable les personnages, leurs problèmes de connexion avec le monde n'est qu'une illusion, puisque tous partagent en fait les mêmes idées, les mêmes états d'âmes, les mêmes pensées. 

Des pensées qui les relient par delà le temps :



Ou des pensées qui les unissent tout simplement au présent.

CE QUE NOUS MONTRE CE PANNEAU.

Encore désolé pour la petitesse de cette image, 'peut pas faire mieux.

ON Y ARRIVE ENFIN.

C'EST PAS TROP TÔT.


Chaque partie du panneau possède un personnage principal. Chaque partie du panneau se passe à une saison différente. Chaque partie du panneau a une ambiance différente. Tout ça pour rendre l'impression d'isolement des personnages. Leur impression d'évoluer dans des univers différents.

MAIS !

En même temps, chaque personne pense ou influe sur les autres. Leurs vies s'interpénètrent.

L'enchevêtrement des cases, des flèches, des pensées montre graphiquement l'enchevêtrement des vies des différents habitants de l'immeuble. La simple existence d'un personnage influe sur les vies des autres membres de l'immeuble, sans même qu'ils le veuillent ou s'en aperçoivent. (Cela me rappelle quelque chose, dites donc.)

PLUS SIOUX :


Les influences des différents personnages se font via des souvenirs (des cases issus du passé), des pensées (cochonnes, pour ce qui est de l'homme en pull blanc), des écrits (petites annonces, photos, lettres), des observations (de la vieille dame à travers sa fenêtre). Et tout se mélange (des photos déclenchent des souvenirs communs avec certaines personnes qui pensent à d'autres habitants de l'immeuble). (Les liens qui unissent les différents membres de l'immeuble ne sont pas uniques. Eux aussi sont enchevêtrés. Les liens sont donc complexes, forts et non fortuits.)


ENFIN, LE TRUC HYPER CLASSE :

Les influences sont rendues visibles uniquement par des moyens de bande dessinée (des interactions entre plusieurs dessins, plusieurs iconographies, et, plus précisément, des outils graphiques rendant apparentes ces interactions) :


La grande bouillabaisse de la vie : pleins d'ingrédients tous mélangés.
Le sel de la vie, ce qui en donne le goût : la bande dessinée elle-même.


SOIT :

  • Des flèches.



  • Des bulles de pensées.


  • Des bulles de pensées qui sont de courtes bandes dessinées (n'oublions pas qu'une bande dessinée peut être un rêve ou un souvenir).


  • Des images isolées.


  • Des dessins isolés qui interagissent et renforcent l'ambiance générale de la page.





BREF, UNIQUEMENT DES TRUCS ET DES BIDULES QUE SEULE UNE BANDE DESSINÉE SAIT FAIRE !

Cet enchevêtrement bande dessinesque (si,si, j'ose) n'appartient ni à l'immeuble ni aux personnages mais organise ou plutôt explicite les flux entre les différents personnages de l'immeuble. C'est la bande dessinée en elle-même qui nous montre ce flux. C'est la bande dessinée en elle-même qui est l'illustration de la volonté de Schopenhauer.

BIN ECOUTE, C'EST SUPER, ÇA ME FAIT UNE JAMBE MAGNIFIQUE.

C'est la bande dessinée en elle-même qui englobe l'ensemble des personnages et permet de dévoiler que leurs apparents isolements ne sont qu'une illusion et que tous les personnages sont reliés entre eux par des sentiments communs, des pensées communes, qui s'entrechoquent.


En fait, les personnages interagissent de loin les uns avec les autres, s'observent, et s'influencent. Simplement par leur présence, par leurs pensées. Non pas par de grandes décisions politiques. Ce n'est pas à leur niveau. Mais par toutes petites touches. Les personnages, finalement, ne sont pas vains. Une réalité que seuls les outils de la bande dessinée ont été en mesure de nous montrer.

ET C'EST CE QUE FAIT ÉGALEMENT CHRIS WARE.

Il laisse s'échapper ses pensées, les laisse s'épanouir dans ses livres.

Il n'a pas choisi d'avoir, dans sa tête, encore et encore, des histoires de personnes aux destins tout cabossés ; m
ais il a choisi de nous les faire partager.

Comme les personnages de ce fameux panneau s'influencent les uns les autres (ce que nous percevons grâce à la bande dessinée), ils nous influencent aussi (dans une bien moindre mesure, certes) (grâce à la bande dessinée). En se donnant à notre contemplation, ils nous modifient. Non pas comme de grandes décisions politiques peuvent modifier nos vies. Mais par toutes petites touches. Doucement. Modestement. La bande dessinée révolutionne le monde en secret.


POST SCRIPTUM :

La bande dessinée n'est pas la seule à être une révolutionnaire discrète. A l'angoissante et classique question « Est-ce que vous croyez que la littérature peut sauver le monde », Jean-Marie Gustave Le Clézio répondait (je cite à la grosse louche) : « Mais je pense qu'elle l'a déjà sauvé de nombreuses fois. Peut être tout simplement que l'on ne s'en ai pas rendu compte. »

'TIN, ÇA CLAQUE !

Doucement, modestement, on vous dit.


COMMENT ÇA, « J'AVAIS PROMIS QUE CE SERAIT PLUS COURT » ?

HA HA HA.

BIEN SÛR QUE NON !

COMMENT ÇA « J'AI RAREMENT FAIT PLUS CUISTRE » ?


ET DIRE QU'IL Y A ENCORE UNE SUITE LA SEMAINE PROCHAINE... ÇA DEVIENT VRAIMENT N'IMPORTE QUOI !


7 commentaires:

  1. Et puisqu'on en est à s'ébaubir de références littéraires, on peut penser à l'énorme livre de PENNAC : la vie mode d'emploi, où il est question d'un immeuble parisien et de la vie de ses différents occupants...l'immeuble comme univers...Si PENNAC avait pensé son histoire en BD, il ne se serait pas pris autrement...
    Chouette blog, soit dit en passant!

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    1. N'importe quoi ! Tout le monde sait que La vie, mode d'emploi n'a pas été écrit par Daniel Pennac, mais par Françoise Dolto ! Faut se relire avant d'écrire des énormités pareilles !

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    2. Françoise Dolto ?! Et pourquoi pas l'oncle de Marie-José Pérec, tant qu'on y est ? Alors qu'une simple recherche sur le net permet de savoir qu'il s'agit d'une œuvre de Stéphane Mallarmé.

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    3. PEREC, PENNAC...je me relirai, effectivement.

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  2. J'avais vu une expo de Chris Ware à Paris l'année dernière. C'était à la fois impressionnant et frustrant. C'est vraiment difficile à lire, mais une fois décodée, c'est magistral.

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    1. Ça se lit beaucoup mieux en bouquin... On arrive bien mieux a embrasser toute la page. Par contre, c'est vrai que c'est très long. (Qu'est-ce que c'est cette manie d'écrire des tas de textes tout petits ?) Il a résolu ce souci du gros paveton qui tache dans Building Stories en éclatant son récit façon puzzle en plein de petites BD qui se répondent. Ça permet de rendre la lecture plus ludique (c'est pas parce qu'on parle de dépressifs notoires qu'il faut pas s'amuser un peu quelque part), et plus aérée (ça supprime certaines transitions laborieuses). Et ça rapproche effectivement la démarche de celle de l'auteur de La vie mode d'emploi, quel que soit son nom. (Je reste diplomate pour ne vexer aucun de mes lecteurs.) (Je suis comme ça.) (Je suis hypocrite.)

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  3. Ha oui, au fait :

    1) Joyeux Noël.

    2) Pas de billet cette semaine parce que, bon, c'est les vacances, tout ça (et je suis une feignasse).

    3) Joyeux Noël !

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