jeudi 10 octobre 2013

La bande dessinée est une écriture.

Chester Brown nous montre comment faire plus avec beaucoup moins.



Chester Brown, Louis Riel, Drawn & Quaterly

LA BANDE DESSINÉE, C'EST POUR LES DÉBILES.

En générale, la bande dessinée est mal vue à cause de la simplification de ses traits, de la schématisation de ses formes. Parce que ce n'est pas détaillé, parce que ce n'est pas soigné. (Parce qu'on ne voit pas le boulot et qu'on ne peut pas dire « Oh, c'est bien. Il y a du travail, hein » ; du coup, comme on n'y connaît que dalle en bande dessinée, on sait pas quoi dire.) Grosso modo, parce que ce n'est pas du Gustave Doré.

Gustave Doré qui se nique les yeux à coup de détails, Barbe bleue.

Sauf que la simplification et la schématisation d'un dessin ne sont pas exclusivement dues à une sorte d'esprit bébête qui voudrait que, puisqu'on écrit pour les enfants, on va dessiner comme un débile en cours d'expression personnelle de l’hôpital psychiatrique de Saint-Anne enfant.

C'est aussi, et surtout, parce que le dessin est une écriture.

Bien avant le système alphabétique, bien avant le système cunéiforme, pour écrire, il y avait le dessin. Et, à cette époque, « mammouth », ça s'écrivait comme ça :

Ça ne se disait pas mammouth, à l'époque, ça se disait Grolfgb. Mais bon, vous voyez l'idée.

Cette idée du langage dessiné perdure encore aujourd'hui, ne serait-ce que dans les logos des panneaux indicatifs (de manière basique) mais, donc, également, dans toute forme de représentation graphique.

GROSSO MODO, POUR DIRE « COLÈRE », ON PEUT PASSER PAR TOUT UN TAS DE SCHÉMATISATION :

Ça, c'est une possibilité. Tristoune.

Ça, c'en est une autre. Plus graphique.

Ça, c'en est une troisième. Encore plus graphique que la deuxième.

1984 A GAGNE, AU MOINS EN IMPRIMERIE.

Pour se rendre plus universelle, l'expression écrite s'est coupée de toutes ses possibilités graphiques. Petit à petit, l'imprimerie a standardisé les expressions (ne serait-ce que les orthographes, qui ont été folkloriques jusqu'à très tard) et les modes d'expression (telle police, telle taille, telle couleur (toujours le noir)). Les mots n'ont plus exprimé qu'eux mêmes, et au lieu d'écrire « colère » en rouge, on a écrit « rouge de colère ». L’expression écrite a perdu en subtilité ce qu'elle a gagné en universalité.

Il existe de rares tentative de revivifier l'aspect graphique d'un texte, mais elles restent marginales.

Calligramme, de Guillaume Apollinaire (1918).

 Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, Editions Denoël (2002).


LA BANDE DESSINÉE DÉFIE LA STANDARDISATION.

En bande dessinée, ce problème de standardisation ne se pose pas et, même, il est recommandé d'aller contre cette possible standardisation. Le dessin n'est pas que médium. Il n'est pas réductible a une signification exacte (il perd en précision). Il y rentre forcément une certaine forme de sensibilité (il gagne en subtilité, habileté, souplesse ; il gagne en art).

Quand on représente un visage, le dessin ne veut pas simplement dire « visage ». Les infimes et infinies variations du dessin peuvent prendre sans cesse une signification différente.



Louis Riel et Buster Keaton, même combat.

Les deux visages représentés dans les deux cases ci-dessus ne sont pas exactement les mêmes. La simple inclinaison de la tête permet de faire passer de nombreux descriptifs (« hors d'haleine, Louis Riel reprend peu à peu son souffle »), de nombreux sentiments (« Louis Riel relève doucement la tête, prenant progressivement confiance dans le fait qu'il a pu échapper à ses poursuivants ») (« son inquiétude, sa peur s'estompent un peu »), des sentiments qui passent au lecteur de manière très délicate, très discrète, élégante, l'air de rien. 

Alors qu'il faudrait plusieurs phrases bien lourdes (la preuve) pour décrire son état de manière « classique », avec un alphabet.

(Bien sûr, tout le travail des prosateurs est de réaliser ce boulot de manière élégante et sans ostentation (c'est à dire avec des phrases bien meilleures que les miennes). Mais c'est justement un travail littéraire. Ici, on est dans le travail de bande dessinée. Et la représentation de ces émotions s'y fait très facilement (un simple changement d'angle dans la nuque du personnage), sans que cela se remarque, sans tour de force.)

OR, C'EST LA SCHÉMATISATION QUI PERMET CETTE FACILITE !

Si on se plaçait dans une bande dessinée avec des dessins aussi détaillés que ceux des illustrations de Gustave Doré, il y aurait trop de traits, trop de signaux différents. Le passage d'un dessin à l'autre se ferait avec la modification de beaucoup trop de « paramètres » pour que cela soit clair. (Si le dessin de Louis Riel était très précis, il n'y aurait pas que l'inclinaison du coup qui changerait, il y aurait aussi la forme de la barbe balayée par le vent, les gouttes de sueurs qui auraient coulé, les cheveux écrasés sur le tronc, la forme des mains collées au tronc, etc...) Grosso modo, si le dessin était beaucoup plus précis, il y aurait du verbiage, beaucoup trop de signaux différents et inutiles, et le lecteur ne saurait pas lesquels utiliser et lesquels laisser tomber.

Gustave Doré lui-même, quand il quitte l'illustration (contemplation pure) pour faire de la bande dessinée (avec un aspect narratif, évolutif), hé bin il simplifie son trait comme tout le monde et il fait pas suer.

Gustave Doré, Le néophyte.
L'infini des détails des différents visages incite le lecteur à les contempler, non pas à les décrypter.

Gustave Doré encore (en bande dessinée, s'il vous plait !), Les travaux d'Hercule.

Le dessin plus simple et caricatural permet de faire passer plus facilement des informations, les descriptions qui comptent, 
et supprime une partie de l'aspect contemplatif pour rendre le tout plus ou moins narratif.

La schématisation permet donc de ne pas noyer le lecteur sous les signes et, si on peut dire, de construire des phrases claires et nettes. Cette case, par exemple :



C'est une case qui peut vouloir dire basiquement :
« Un homme court. »
Mais par des détails très bateau (son visage, la nuit en arrière plan), on peut rajouter des éléments :
« Un homme court, obscur dans la nuit solitaire. » 
Des références aux grands classiques, on se fout pas de votre gueule sur ce blog, dites donc... 

Ceci dit, on peut encore préciser l'image :
« Un homme Louis Riel court, obscur dans la nuit solitaire. »
Allons-y, chargeons la barque, Louis Riel étant seul dans l'image, il s'opère un parallèle entre le décor et lui-même :
« Louis Riel court, obscur dans la nuit solitaire, au milieu d'une forêt vide et sombre comme son coeur. » 
(J'ai pris option poésie en L1.)

Encore une couche en détaillant le visage de Louis Riel :
« Louis Riel, apeuré, dévasté, court, obscur dans la nuit solitaire, au milieu d'une forêt vide et sombre comme son coeur. »
Et à tous ces éléments correspondent un aspect précis, un élément, un trait, un visage. Ils sont tous clairement identifiés, compréhensibles, et perçus à la première lecture de la case.

Alors que, chez Gustave Doré, l'image perd de son côté descriptif pour devenir une pure illustration. Pour bien détailler l'image ci-dessous, il faudrait des heures. On sort de l'aspect narratif d'un roman ou d'une bande dessinée (qui, eux, on besoin de décrire des objets, des personnages, des situations, des impressions) pour rentrer dans un aspect « art plastique » (où il s'agit de rendre des textures, des lumières, par exemple).


Gustave Doré, illustration de La divine Comédie de Dante. 
(D'où est tirée la fameuse citation, le fameux hypallage « Ils avançaient, à travers l'ombre, obscurs dans la nuit solitaire ».)
(On fait des références aux grands classiques, mais ensuite on les explique, on vous laisse pas dans le caca.)

ET DONC JE REMETS UNE COUCHE SUR MA MAROTTE...

Le dessin, tout schématique qu'il soit, permet de gommer les auteurs. De gommer leurs intentions. De donner l'apparence de l’objectivité. Encore une fois, nous n'avons pas cet espèce d'intermédiaire que serait l'écrivain et qui, en décrivant ce fameux objet, pourrait exagérer tel aspect, en oublier un autre. Non, quand le visage de Louis Riel change, pas de romancier pour bafouiller un truc incompréhensible avec une description ampoulée. On sait exactement comment le visage change. De manière directe. Paf. Le dessin est donné et crée directement une sensation. Et puisque le dessin est schématique, tous les traits comptent (devraient compter) et apportent une information, un sentiment. Le visage de Louis Riel est fait de très peu de traits et la moindre modification de l'un d'eux nous émeut, nous renseigne, nous fait imaginer quelque chose.

C'est la nature même du dessin, qui résume, condense, et donne à voir de manière brute les infimes sensations qui traversent un personnage, un décor, une situation. C'est la nature même de la bande dessinée qui, en faisant se succéder ces dessins, permet de décrire les variations de ces sensations traversant un personnage, un décor, ou une situation ; et par là permet de décrire les intentions, les émotions qui traverse une scène, donnant un surcroît d’acuité à la bande dessinée. 

C'est ce qui fait sa grandeur. Une grandeur discrète. Que parfois les imbéciles ne voient pas.

6 commentaires:

  1. Très intéressant comme d'habitude. Et très documenté aussi. Bon je ne dirai rien sur Gustave Doré qui reste un de mes maîtres incontestés. Combien ai-je passé d'heures à essayer de reproduire la qualité et la finesse de ses rendus? Mais le contraste est bien joué, ça aurait moins bien marché avec les frères Shuiten. Néanmoins c'est très juste comme analyse. ce qui pose la questions clef dans la création d'une BD "qu'est-ce qui est utile à l'histoire?". J'ai expérimenté cela récemment et je comprend mieux pourquoi certaines BD fonctionnent bien et pas d'autre. Ce n'est pas tant la notion d'essentiel ou de superflu mais plutôt quand le superflu masque l'essentiel.

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  2. Disons que, moi, je pense que le mieux, dans une bande dessinée, c'est quand il n'y a rien de superflu et beaucoup d'essentiel.

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  3. Oui mais ce n'est pas toujours simple. Par exemple le papier cadeau est-il utile ou pas au cadeau? J'ai longtemps pensé qu'il n'était pas utile mais je n'ai jamais osé offrir un cadeau sans l'emballer parce-que je me dis que sinon ce n'est pas un cadeau c'est un simple don. C'est bête hein.

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    1. C'est donc que le papier cadeau n'est pas superflu, puisqu'il contient un message. ("Tiens, c'est un cadeau, pas un don.")

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  4. Dans l'idée du gommage des intentions de l'auteur, je suppose qu'on pourrait aussi dire que le dessin fait sens aussi par ce qu'il tait ?

    Deux cases sur Riel essoufflé, ça pourrait être "Riel reste appuyé contre un arbre un bon petit bout de temps avant de reprendre son souffle." Mais ça c'est juste une information. Le manque d'information, c'est "À quoi il pense, le bonhomme avec son air traqué et ses vêtements déchirés, au fonds de la forêt ? Regarde bien le dessin et imagine..." Un dessin de bande dessinée sera plus suggestif, parce que le mouvement (ou l'immobilité), la subjectivité des personnage, les fluctuations de l'ambiance... tout cela ça ne se voit pas sur un seul dessin.

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    1. Ouhlàlàlàlàlà, ça c'est très très très intelligent. Merci.

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