vendredi 14 juin 2013

La bande dessinée suspend votre incrédulité, mais seulement si vous êtes d'accord.

Morrison et Quitely nous expliquent qu'il faut y croire pour le voir.

Grant Morrison & Frank Quitely & Jamie Grant (et aussi Phil Balsam & Travis Lanham), All-Star Superman, DC Comics.


Dans le message précédent traitant du détective au nom d'auteur britannique caustique, j'ai essayé de montrer qu'une des méthodes scénaristiques possible pour emporter son lecteur par monts et par vaux est de faciliter son identification au héros, en rendant ce héros et son quotidien proches du nôtre, puis en faisant basculer tout ce bazar dans la débauche de rebondissements capillotractés crédibles.

Attachés que nous sommes au « héros commun », nous le suivons ensuite dans ses « aventures (un peu) communes »

Voilà comment S. T. Coleridge nous en parle dans ses notes sur l'écriture, baptisées Biographia Literaria (texte mal traduit et mal adapté par moi, vous êtes prévenus) :
[…] Une série de poèmes peut être composée de deux manières. […] 
Pour la deuxième catégorie de poèmes, les sujets doivent être issus de la vie de tous les jours ; les personnages et les situations doivent être tels que nous pouvons les trouver dans n’importe quel village ou ses alentours, là où se trouvent des êtres sensibles et méditatifs à même de rechercher ce genre de personnages, ou de les remarquer quand ils se présentent à eux.

Donc, là, on est en plein dans le Jérôme K. Jérôme Bloche. Son chapeau, son quotidien, et tout son environnement que nous pouvons observer, nous aussi, au coin de la rue. Bien sûr, à lui, il lui arrive des bricoles. (Parce qu'on ne peut pas écrire 46 pages de bande dessinée sur un type qui bosse, qui rentre le soir, et qui regarde la télévision.) Mais ce sont des péripéties crédibles. Qu'il peut nous arriver de frôler.

Jérôme K. Jérôme ne tape pas sur des soleils miniatures à coup de marteau. Il a juste mal aux pieds.

D'accord, mais s'il s'agit de mettre en image des aventures beaucoup plus rocambolesques, des situations beaucoup moins crédibles, et, pourquoi pas, des Titans extraterrestres ?

Pas de panique, Coleridge a tout prévu :
Dans la première catégorie, les personnages et leurs actions sont, au moins en partie, surnaturels ; et la réussite d’un tel poème réside dans notre identification à la vraisemblance du récit et de ses émotions, le genre d’émotions qui accompagneraient de telles situations si elles étaient réelles. Et quand je dis « réelles », je l’entends dans le sens que lui donnerait tout être humain qui, par quelque illusion que ce soit, s'est cru un jour sous l'emprise du surnaturel.

On se rend compte que cette catégorie est très liée à la précédente. Il est toujours question de reconnaissance de bidules réels. Dans la catégorie Bloche, on reconnaît des situations, des lieux, des personnages que l'on peut croiser dans la vraie vie. Dans la catégorie Superman, on ne reconnaît plus tout ça. On se raccroche donc à ce qui nous reste : les sentiments des personnages. 

(Toujours cette idée que la bande dessinée est humaine et que le meilleur support de cette humanité, ce sont les personnages.)

Des personnages over-the-top. Mais dont les ressentis sont identiques aux nôtres. Des personnages qui visitent des lieux méga-chelous. Mais dont les impressions sont un peu les mêmes que les nôtres si on regardait le sommet du Mont Blanc. Des personnages vivant des situations vraiment extraordinaires. Mais qui en retirent le même genre d'expérience que si l'on vivait nous-même des euh... des situations extraordinaires.

Des gars bizarres qui exercent leur empathie, et leur humanité. 

Un autre gars bizarre qui exerce son empathie et son humanité.

Des sentiments que nous reconnaissons et auxquels nous pouvons nous accrocher.

En lisant Superman, nous sommes confrontés à des situations extraordinaires ; mais comme les réactions des personnages à ces situations sont réalistes et/ou, crédibles, alors on se dit « ça va »« on se fout pas de ma gueule », « c'est effectivement comme ça que ça se passerait si un être surpuissant d'une planète extra-galactique nourrissait un mini trou noir (qu'il est mignon) », « bon, je veux bien continuer à lire ton histoire ».

Ou, comme le dit Coleridge :
[Il] était convenu que je devais m’efforcer de créer des personnes ou des personnages surnaturels, ou tout du moins romantiques ; et ce afin de donner à ses ombres de l’imagination un intérêt humain et un semblant de vérité issus de notre nature intérieure, et ainsi créer, un moment seulement, cette VOLONTAIRE suspension d’incrédulité qui constitue le pacte poétique.

IL Y A DEUX ÉTAPES DANS LA CONSTITUTION DE CE PACTE.

Premièrement : la définition du pacte.

Qu'est-ce que ça va raconter ? Pourquoi ? Comment ? Est-ce que ça va m'intéresser ? Séduis-moi !

A ce moment, il n'y a pas 36 façons d'aguicher le lecteur : il faut lui montrer des situations ou des personnages trop cools que l'on a envie de suivre.

Pour aider à les suivre, on peut utiliser un personnage-comme-nous-mais-qui-va-vivre-des-trucs-de-ouf. Un « poisson pilote » (ça peut être Lois Lane, ça peut être Clark Kent). Mais c'est bien la seule béquille. On ne peut plus faire du Bloche. Le personnage-comme-nous va vivre des aventures incroyables. Donc il va forcément devenir un personnage-pas-comme-nous. Cette situation ne peut servir que d'introduction, pas de développement.

Lois Lane va faire ses courses. Elle est normale. Mais ça va changer.

Deuxièmement : le respect du pacte.

Les auteurs ont posé les bases d'un univers bizarre. Bon. Mais nous ne connaissons pas les règles de l'univers décrit, donc on ne peut pas se « glisser » dans cet univers. Comment savoir si, quand on va appuyer sur le bouton violet à droite de notre fourchette, cela va mixer des carottes ou ouvrir un pont dimensionnel vers le monde des pandas karatékas ? On se retrouve plongé dans cette aventure comme dans un pays étranger très exotique avec une langue et une écriture très compliquées.

Pour nous aider, il reste les personnes que l'on rencontre et avec lesquelles on peut communiquer avec les mains, qui peuvent nous comprendre malgré la barrière de l'exotisme, parce que nous leur ressemblons.

Dans le cas qui nous occupe, il nous reste les personnages. Et on ne se raccrochera à eux et à leurs sentiments, s'ils sonnent justes, s'ils sont cohérents, s'ils rendent les personnages crédibles, si l'on se reconnaît en eux.

Les personnages sont comme tous les couples : ils se posent beaucoup trop de questions.

On peut croire en Lois Lane, épatée par ce qui lui arrive, comme nous sommes épatés par ce que nous lisons. Et puisqu'on y croit, alors, VOLONTAIREMENT, librement, nous suspendons notre incrédulité pour suivre les aventures de ces personnages, parce que nous croyons en eux, à défaut de croire en ce qu'ils vivent. Que nous voulons connaître plus de leurs sentiments, peu importe sur quelle planète ils les vivent.

SUPERMAN ET LOIS LANE, DES PERSONNAGES INVERSES.

Lois Lane est un personnage commun qui vit des aventures extraordinaires. Superman est un personnage extraordinaire a qui il arrive de vivre des situations communes. En voyant les réactions normales de Superman face à des situations normales, celui-ci devient également crédible. Et nous renforce donc dans notre volonté de suspendre notre incrédulité.



Les parents de Superman sont normaux. Superman l'est donc un peu, quand même.

LE TRUC A NE PAS FAIRE.

Rompre le pacte.

Bin oui.

Si les auteurs se mettent à faire agir leurs personnages de manière débile, juste pour que ce soit plus cool, alors leur crédibilité est détruite. La crédibilité du récit est détruite. L'intérêt du récit est détruit. Tout s'effondre. On remballe et on plie les gaules. (Exemple : le Docteur ne peut pas réécrire le temps ; et puis, d'un coup, le Docteur peut réécrire le temps. Comment ça, « quel Docteur ? » ? Ce Docteur.) (Autre exemple : Lost.) (Tac !)

NOTA BENE.

Ce pacte marche aussi en « version élargie ».

Au début d'une bande dessinée les auteurs et les lecteurs se promettent inconsciemment des tas de trucs. Ou croient se promettre des trucs. Et, parfois, eh bin, les lecteurs trouvent que ce pacte n'a pas été respecté. (Exemple : certaines séries avec des trônes de fer, de feu, et de glace, qui promettent des hivers rigoureux, et puis l'hiver y vient jamais.)

LE TRUC A FAIRE.

Coleridge nous l'explique encore :
[Machin], de son côté, s’était défini comme but de redonner le charme de la nouveauté aux objets de tous les jours, de générer une sensation similaire au surnaturel en secouant notre esprit de ses léthargiques habitudes, et en l’éveillant aux beautés et aux merveilles du monde autour de nous ; un trésor inextinguible mais sur lequel s’est posé un voile de familiarité et d'égoïsme qui nous rend aveugles, sourds, insensibles et stupides.

(Rien que ça !)

Comme le dis Lois : « il y a plus ici que ce que peuvent voir les yeux ».

Bref, comme d'habitude, il faut « produire chez l’homme un état de sensibilité et d’éveil ».

Superman, le mec super-éveillé.

 Le truc à faire, comme d'hab, c'est de l'art.

6 commentaires:

  1. J'adore cette histoire de pacte inconscient entre l'auteur et le lecteur. J'ai toujours ete epate de ressentir ce moment ou le pacte est rompu. La sensation d'une espece de trahison quand une BD ou une serie devient n'importe quoi, parce que les regles changent subitement, alors qu'objectivement c'etait deja vraiment bizarre depuis le debut mais ca passait bien. L'exemple de Lost est parfait.

    Autant que je m'en souvienne, ca ne m'est arrive qu'une seule fois de sentir le pacte se briser sans que ca ne me perturbe, et meme en trouvant ca tres bien : a la fin du Troisieme Testament. Mais beaucoup d'autres n'ont pas aime, je crois.

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    1. Ha oui ! Quand il y a rupture de pacte, ça fait mal et on devient tout rouge !

      Le truc intéressant, c'est de réfléchir "à qui la faute" ? Est-ce que ce sont les auteurs qui ont dévié (dans les séries télés, les showrunners peuvent changer, donc le fond de la série peut être modifié) (en bande dessinée, sur des séries assez longues, les auteurs peuvent évoluer, les envies des auteurs peuvent changer au fur et à mesure), est-ce que ce sont nos attentes qui n'étaient pas les bonnes au début, est-ce que ce sont les auteurs qui se sont mal débrouillés pour expliquer leurs intentions au début ? En général, c'est un peu de tout ça.

      Et encore ! Il y a aussi la notion de "saut du requin", une sorte de "rupture de pacte" soft qui nous fait quand même suivre le reste des aventures des héros, mais de manière plus détachée (on ne croit plus aux personnages, à leurs sentiments, on n'est plus impliqué ; mais on est encore curieux de la manière dont leur univers fonctionne).

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  2. Bonjour

    Je pense que pour voir la rupture du pacte il faut "décider" de ce qu'est l'œuvre et à qui elle "appartient". Si on dit comme on entend souvent, l'œuvre c est à l'auteur, que valent vos interprétations si l'auteur n'y a pas pensé (je la fais courte, c 'est un com de blog).

    J'ai vraiment commencé à comprendre l'art quand on m'a fait comprendre que l'artiste fait naitre l'œuvre quand il la laisse à son publique et qu'il coupe le cordon qui la lie à lui. Qu'il la laisse vivre. Une œuvre c est pour moi ( mais pas que) pas seulement le message de l'auteur au monde mais aussi la façon dont ce message est perçu ( même si c est parfois pas du tout ce qu'a voulu l'auteur, là l'œuvre dépasse l'auteur).

    Il en suit que pour une série (au sens large, roman, BD ciné, tvshow...) l'œuvre rencontre son publique avant qu'elle ne soit finie, et du coup ca me tord un peu les neurones. Les auteurs doivent à la fois être attentifs à la vie de l'œuvre ( justement avoir une analyse sur les pactes inconscients, je crois que dans "notre" cas c est l'essentiel) sans pour autant être soumis aux lectorat. Rompre le pacte si c est bien fait peut devenir une facon de rebondir. Le jour où la potion magique ne fonctionne pas sur obélix, ou pire où il en prend une liché par ce qu'il a été très sage ( !!!!) il faut que ce soit un acte conscient et volontairement provocateur. Si l'on use de ce genre d'arme sans dessein , où va t on ma bonne dame ?!

    Romain

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    1. Alors, du coup :

      Effectivement, le lecteur fait ce qu'il veut avec le bouquin une fois qu'il l'a dans les mains. D'où l'intérêt pour les auteurs de ne pas se louper au tout début du livre, quand le lecteur ne maîtrise pas encore l'univers et essaye d'en comprendre les codes (ou comprendre qu'il n'y a pas de codes). C'est à ce moment que ça se joue et que les auteurs peuvent un tant soit peu "formater" la lecture.

      Re-effectivement, une oeuvre d'art, c'est fait pour être vivant. Du coup, les auteurs ne doivent pas trop se mettre entre un lecteur et son livre (il doit se gommer). Mais en même temps, il faut quand même qu'ils fassent leur travail. Qu'ils mettent le plus d'éléments possibles qui vont provoquer le lecteur, court-circuiter ses neurones. C'est tout le fun de ce boulot. Etre partout pour être nulle part. Etre nulle part pour être partout. Et vice versa. Et inversement.

      Du coup, moi, je pense que les "messages" dans les oeuvres d'art c'est un peu du pipeau. Parce que (et d'une) ça interfère trop avec la lecture (l'auteur ne se gomme pas assez), et que, au final (de deux), le lecteur se raconte quand même un peu ce qu'il veut et peut arriver à trahir un message sans s'en rendre compte.

      Pour ce qui est des séries longues, j'avoue que je n'ai toujours pas compris ce que serait la bonne manière de faire. Si on continue toujours sur le même ton, c'est lassant (et on n'a plus rien à dire). Si on change, on brise le pacte.

      Pour moi, la bonne solution pour faire des séries longues, c'est de faire des séries courtes. Une idée, un développement, quand on a fini, on remballe sans tirer sur la corde. Une autre idée, une autre histoire, un autre pacte.

      (D'ailleurs, dans les séries télé, les showrunners essayent souvent de se la jouer comme ça, en disant : "oui, oui, on sait où on va, on a une fin, un propos, un tout, un développement nécessaire, ne vous inquiétez pas".) (Alors qu'au final, ils sont dans le plus complet des brouillards.) (Battlestar Galactica, c'te blague.) (Deuxième série geek dans mon escarcelle.)

      (Et puis, franchement, Obélix qui devient tout dur (ce n'est pas sale) s'il boit trop de potion magique, comme rupture de pacte, bigre bigre.) (Enfin, amha, tout ça.)

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  3. Très bonne idée pour illustrer la "saspenncheune of disbeuliffe", que d'utiliser le "All Stars Superman" de Grant Morrisson! A mon sens, c'est une des bandes dessinées contemporaines qui tire le plus loin sur cette corde sans pour autant la rompre, bien que poussant ses personnages copyrightés et ultra-codifiés dans des situations d'un rocambolesque digne du "silver age" tout en restant liée aux préoccupations psychologiques du comics post-"graphic novel".

    P.S. lié à votre commentaire du 18 juin: concernant Astérix, pour moi, le pacte a été rompu lorsqu'a débarqué au village le premier personnage principal féminin de l'histoire de la série, et que cette parodie de MLF déguisée en barde a retourné comme un gant l'univers entier construit par tous les albums précédents...

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    1. C'est sûr que quand on a 1) la culture de Grant Morrison 2) l'intelligence de Grant Morrison 3) un petit Frank Quitely 4) le propos de Morrison sur le comment du pourquoi de réenchanter le vrai monde et celui des comics avec (tout ça reprit explicitement de chez Kirby), c'est tout de suite très impressionnant. (Si pas encore fait, il faut lire les "Seven Soldiers of Victory" de Morrison pour pleurer devant tant d'intelligence dans le propos.) (En plus il y a Mister Miracle, c'est fête.)

      Pour "Astérix", c'est un peu pareil que pour "Friends". Chacun va avoir sa "rupture de pacte", son "saut du requin". Puisque c'est un pacte entre des auteur et UN lecteur, ça peut varier pour chaque lecteur.

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