vendredi 8 mars 2013

La bande dessinée, ce sont deux dessins.

Hergé nous explique sans fioritures ce qu'est vraiment une bande dessinée.

Hergé (et tout son studio), Tintin au Tibet, Casterman.

La bande dessinée, ce sont deux dessins placés l'un à côté de l'autre.

Voilà.

C'est la meilleure définition que j'ai pu trouver avec mes moyens limités.

Un dessin seul reste un dessin. Il est circonscrit à lui-même. Ce qu'il veut dire, ce qu'il veut exprimer, donner au monde, crier à la face rageuse de Dieu, etc., restera contenu dans ce dessin.

Ceci n’est pas une pipe, mais ceci est un dessin (de Jacques Callot).

Mais que l'on place deux dessins à la suite l'un de l'autre et on obtient quelque chose de tout-à-fait différent. Le sens n'est plus limité au premier ou au second dessin. L'interprétation que nous, lecteur, faisons de la raison pour laquelle ces deux dessins ont été apposés l'un à côté de l'autre donne un surplus d'âme (c'est parti pour les grands mots) à l'ensemble. Le tout devient plus grand que la somme des parties.

Ceci n’est pas un dessin, mais ceci est une bande dessinée (toujours de Jacques Callot).

La succession et l’accumulation des dessins du cheval donnent une sensation de mouvement. Notre esprit (je vais plutôt dire « mon esprit », parce que ça marche sur moi, mais je ne sais pas si ça marche sur vous), mon esprit essaye de lier logiquement les images entre elles. Il imagine les mouvements, les ruades, les cabrements du cheval en passant d’un dessin à l’autre. L’esprit ajoute, par son interprétation, un surplus de réalité qui ne se trouve pas intrinsèquement dans chaque dessin.

Ce « surplus interprétatif » (j'avais prévenu qu'on sortait les grands mots) peut se rapprocher au cinéma de « l'effet K » (une bonne tarte à la crème de toutes les formations cinématographiques).



En 1922 Koulechov joue au petit malin et fait précéder le toujours même visage de trois plans différents qui changent notre perception de ce que ressent le personnage : la faim, la pitié, le désir.

 « L’effet K » adapté aux moyens de la bande dessinée.
On fait ce qu'on peut.

Dans le cas de ce film, plusieurs plans se succèdent dans le temps. Nous en faisons une interprétation spatialo-temporelle (la nourriture doit se trouver au même moment dans la même pièce que le personnage) (alors que rien ne le prouve). Puis nous en faisons une interprétation imaginative (il doit avoir faim).

Voyons ce que cela donne en bande dessinée, avec ce que l'on appellera « l'effet B » (pour bien souligner qu’il est intimement lié à la Bande dessinée) (il faut suivre un peu).

Et après on ose dire que l'avion est un moyen de transport sûr...

Ici, plusieurs cases se succèdent dans l'espace (et non plus dans le temps). Nous en faisons à nouveau une interprétation spatialo-temporello-truc-muche (le Haddock abîmé doit se faire réparer juste après avoir couru sur le tarmac) (alors que rien ne le prouve non plus : la scène pourrait tout aussi bien se passer 5 ans plus tard dans un avion le ramenant de Cagnes-sur-Mer, alors qu'il s'est fait bouffer par les moustiques durant une semaine de camping). Puis, pour ne pas changer, nous faisons de la même bande une interprétation imaginative (on imagine que Haddock s'est cassé la figure une fois arrivé en haut des escaliers d’embarquement).

Cette bande est d'ailleurs célèbre pour cela : apparemment, à peu près tous les lecteurs ont gravé dans leur mémoire une image de Haddock se mangeant le goudron, alors qu'une telle case n'existe pas.

Quelque chose qui devrait ressembler à ça
 (Tiré de L’affaire Tournesol.)

ALORS ATTENTION ! Nous croisons ici deux phénomènes : que les lecteurs s'imaginent une case qui n'existe pas et dans laquelle Haddock se viande la margoulette est une chose. C'est le phénomène qui a été baptisé du doux nom de « case fantôme ».

Mais ce qui nous occupe ici est le second phénomène : placés l'un à côté de l'autre, deux dessins vont pousser notre cerveau à les relier pour créer plus de sens que ce que chaque dessin ne contient fondamentalement.

Considérer que les deux cases se passent au même endroit (que Haddock est assis dans le même avion que celui vu dans la case précédente), au même moment (que les blessures de Haddock sont directement liées à sa montée de l’escalier d’embarquement), c’est déjà une interprétation qui montre que le lecteur travaille et organise les images entre elles. La case fantôme n'est qu'une acmé de ce phénomène.

Scott McCloud (on paye ses dettes, aujourd'hui) a parfaitement résumé cet aspect sous le titre du sang dans le caniveau. Le caniveau, c'est la bande blanche entre les deux dessins (ça marche aussi avec une bande noire, une bande mauve ou pas de bande du tout – il existe des caniveaux de tous types). Le sang, c'est l'interprétation, le sens, la vie, l'imagination, je vais pas continuer mon énumération parce qu'on n'a pas toute la soirée mais vous voyez le genre, que l'on met entre ces deux dessins. Et ce sang, c'est l'âme qui fait battre le cœur de la bande dessinée...

RAJOUTONS UNE NOUVELLE COUCHE CONCERNANT LE SENS DE LECTURE.

Comme on l'a vu précédemment, si l'on place deux dessins côte à côte, il va y avoir une phase « d'interprétation spatialo-temporelle » (je m'auto-cite, c'est tellement bien écrit) au cours de laquelle, en général, on va considérer que le dessin à gauche précède dans le temps le dessin à droite (Haddock court, puis Haddock grimpe les escaliers, puis Haddock tombe), puisque la lecture de la case de gauche précède la lecture de la case de droite.

On peut également ajouter que, si, en général, la case d'une bande dessinée est structurée comme une femme qui marche, cette structure n'a été mise au point que pour favoriser le passage entre les fameuses cases, pour donner envie au lecteur de franchir le caniveau et faire pulser le sang.

Donc, là encore, on n’échappe pas à ce terrible sens de lecture qui conditionne ma foi beaucoup de choses en bande dessinée.

 Le sens des cases change, le sens de l'histoire change avec.

BREF.

Finalement, « l’effet B » (je le sens bien, elle va rester dans les annales cette expression) n'est qu'une dénomination de ce qui définit tout bêtement la bande dessinée, lui donnant sa valeur et sa justification : dépasser le sens direct d'un ensemble de dessins pour laisser le lecteur interpréter, peupler, accaparer, accroître le monde décrit dans ceux-ci.

Le reste (des cases, pas de cases ; des dialogues, pas de dialogues ; des narratifs, pas de narratifs ; des dessins réalistes ou abstraits), tout le reste, ce ne sont plus que des détails…




PETITE APPLICATION LUDIQUE :
SAUREZ-VOUS DEVINER, DANS LES OEUVRES QUI SUIVENT, QUELLES SONT CELLES QUI SONT DES BANDES DESSINÉES ?


 Katsuiro Otomo, Akira, Kodansha & Glénat.


Vincent Perriot, Dog, Les éditions de la cerise.


 
Chester Brown, Je ne t’ai jamais aimé, Drawn and Quaterly & Les 400 coups.


 
Edward Gorey, The Chinese obelisks, G.P. Putnam’s Son.


Ivan Yakovlévitch Bilibine, Contes de Russie, Actes Sud Junior.


Gerrit de Jager, Aristote et ses potes se mettent au vert, Dupuis.


MAIS OUI !

CE SONT TOUTES DES BANDES DESSINÉES !

QUE VOUS ETES INTELLIGENTS !

(ET BEAUX !)

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