dimanche 27 janvier 2013

La bande dessinée est une femme qui marche.

Zha et Claveloux nous expliquent comment bien construire une case de bande dessinée.

Zha et Nicole Claveloux, La nuit blanchein La main verte, Les Humanoïde Associés.

S'il y a bien quelque chose de compliqué à faire passer en bande dessinée, c'est l'onirisme (c'est d'ailleurs pour cela – en partie – que les tintinophiles n'en peuvent plus de baver sur les rêves de leur héros favoris : c'est super dur et c'est super bien fichu, ça montre le talent du maîîître). Parce que l'onirisme se heurte à un des gros soucis de la bande dessinée : la continuité. D'une case à l'autre, il faut bien que la situation évolue / change ; mais il ne faut pas qu'elle change trop quand même ; sinon, on n'arrive plus à faire le lien entre deux cases consécutives et c'est la pagaille. Or, dans un rêve, justement, les changements sont trop rapides ou trop biscornus pour que la logique connecte deux cases facilement. Il faut donc faire appel à tout le sex-appeal technique d'auteurs de premier plan pour s'en sortir.

Pour le coup, ici, Zha et Claveloux ne s'échappent pas et enchaînent les situations métaphorico-allégoriques à grande vitesse, chaque case changeant de thème et d'ambiance.

Dès la première case, déjà, ça part mal, avec un ensemble de signaux contradictoires et cryptés :

Ooooh la belle composition.

  • Les mots croisés – un puzzle mystérieux.
  • Un personnage central étrange dans son attitude, ses actions, et même ses couleurs, le bougre.
  • Le désordre lui-même mis en scène, puisque la case est organisée comme une sorte de portrait, avec le personnage de l'évêque bien centré, bien équilibré, un bras qui suit la diagonale de la case, sa bouche en plein milieu et tout et tout, sauf que ! Sauf que le personnage féminin au second plan surcharge la case et la déséquilibre.

On a donc une transition entre l’équilibre du premier plan (l'évêque qui clôt ce qui précède) et l'appel d'air du second (la femme qui fuit par la porte qui s'entrouvre ; la femme qui va vers ce qu'il y a après).

INSTANT PÉDAGOGIQUE !

Une des grandes règles de la bande dessinée est de tenir compte du sens de lecture. Ici, cette case fonctionne parce que, la lisant de gauche à droite, on tombe en premier lieu sur la bouille de l'évêque illuminé puis, ensuite, sur la fuite de la femme – femme qui va elle-même de gauche à droite.

(Dans les mangas et apparentés, bien sûr, c'est dans l'autre sens).

L'air de rien, en tapinois, par le simple sens de lecture, on transitionne de l'un à l'autre sans se poser de question.

Ce mouvement se poursuit d'ailleurs dans la deuxième case puisque là encore la femme marche de gauche à droite : on quitte la gauche de la case et son évêque coloré et on rentre dans la nouvelle ambiance de la page, toute de bleu vêtue. Le centre de la case est le bouton de porte, signe du passage entre les deux pièces, entre les deux ambiances, deux ambiances nettement séparées par la verticale qui scinde la case en deux.

On pourrait bien sûr ne pas savoir à quel saint se vouer, ne pas savoir à quel personnage s'attacher, mais ce serait ignorer ce bon vieux sens de lecture des familles : de la gauche vers la droite ; c'est donc bien vers la femme que nos yeux vont.

Une inception de cadre, un cadre dans le cadre.

Là encore, l’équilibre de l'évêque et de ce beau chambranle de porte bien carré est brisé par la femme qui empiète sur ce cadre dans le cadre et qui va vers l'inconnu pour trouver du nouveau. Finalement, le sujet, c'est cette drôle de bonne femme, qui marche, qui fuit, qui veut changer d'air.

Vers l'infini et au-delà !

C'est d'ailleurs bien ce que nous voyons en troisième case : toujours cette fuite (avec ces belles lignes de fuite qui induisent le mouvement, comme des lignes fléchées) vers la droite (toujours vers la droite) vers l'inconnu (un bout de case tout noir).

Les auteurs utilisent même la fin du strip dans la construction de la planche : où va donc cette bonne femme ? On ne sait pas. Après elle, à droite d'elle, il n'y a plus rien. Si cette case s'était située au milieu de la planche, ça n'aurait pas eu le même effet : après, à droite, on ne nous l'a fait pas, il y aurait eu une autre case. Mais ce coup-ci, non, il n'y a plus que le blanc de la case et l'imagination du lecteur. Ça, c'est de l'exploratrice.

Le strip, lui-même, est dominé par un mouvement général : de la couleur (case 1) vers (case 2) le sombre (case 3) (on arrive même au noir complet en extrémité de case 3). Pif, pouf, paf. Il s'agit en fait de passer à travers toutes ces étrangetés déséquilibrées pour retrouver quelque chose de... Euh... Justement, on ne sait pas très bien...

La femme arrive donc en quatrième case.

Wouhplà toboggan.

Là encore, les auteurs nous font du méta (dit autrement : ils se la jouent) : comme le lecteur descend d'un cran pour lire le strip inférieur, hé bien le personnage fait de même et prend les escaliers. Ils nous repassent d'ailleurs un peu tous les trucs déjà utilisés :
  • La femme va de gauche à droite, faut pas perdre les bonnes habitudes.
  • La femme allait dans le noir en case précédente, ici elle en sort (l’extrême gauche de la case est noire) (les auteurs facilitent donc la lecture en mettant en évidence la continuité entre chaque case.
  • La femme évolue dans une case qui est dans une case (les ombres de l'escalier et de sa propre petite personne l'encadre et l'isole).
  • Cet escalier ne fait tellement pas envie que son mouvement intrinsèque fait rebiquer la trajectoire de la droite vers la gauche (Attention ! Événement ! Rupture de règle !).

INSTANT PÉDAGOGIQUE : RUPTURE DE RÈGLE.

Si le regard du lecteur va bien de gauche à droite et que les mouvements des personnages allant dans ce sens lui paraissent naturels, a contrario, quand, dans une case, quoi que ce soit va de droite à gauche, ce mouvement paraît s'opposer à, disons, la marche naturelle des choses. Soit qu'il y ait un blocage dans l'avancée des héros. Soit qu'il y ait carrément une grosse anguille sous les rochers !

Par exemple, ici, les escaliers donnent l'impression (enfin, je sais pas chez vous, mais chez moi, c'est net) que la femme n'a pas envie d'y aller. D'ailleurs elle tire la gueule. Elle voudrait aller à droite, on lui dit d’aller à gauche. C’est nul. (« J'ai fui la situation. » « Mais, de toute façon, ailleurs, c’est pas mieux. » « Crotte. »)

Enfin, tout ça, c'était compter sans la dernière case de cette planche.

Mieux qu'un toboggan, un toboggan d'Escher.

Une case très similaire à la précédente (le garçon a remplacé la femme, les ombres sont restées) SAUF QUE :
  • On ne voit plus ces foutus escaliers de malheur (ils sont cachés par le personnage principal).
  • La femme n'a pas vraiment suivi le mouvement des escaliers (elle est dans le coin droit de la case, ce qui permet aussi au lecteur de se concentrer sur elle – comme le regard va de gauche à droite et de  haut en bas, il échoue au final sur le visage de la femme).
  • La femme est sauvée de sa dégringolade par le garçon et sa question bizarroïde. On allait s'enfoncer dans ces escaliers pourris et voilà-t-y pas qu'une question saugrenue retient l'attention et le personnage, ouvre sur quelque chose d’inattendu, rompt avec la monotonie des escaliers glacés.

Le mouvement de boucle sauve la femme de la descente. Un certain équilibre brinquebalant est retrouvé. Sans qu'on sache ce que la suite réserve à notre héroïne...

TOUT ÇA POUR DIRE QUOI ?

Pour dire que, depuis bien longtemps et dans une galaxie très lointaine, la case de bande dessinée est une femme qui marche.

C'est parlant, non ?

Elle a un pied en arrière (certains éléments rappelant la case précédente) et un pied en avant (d’autres éléments appelant la case suivante).

Un pied en avant, un pied en arrièreuh ♪,
voilà c'est comme ça ♫, qu'on marche bien droit ♪♫ bien penché.

Elle a également un corps en déséquilibre, jamais complet, toujours intrigant, qui donne au lecteur l'envie d'aller plus loin.

Composition déséquilibrée.

Sujet déséquilibré, mystérieux.

Vers l'inconnu pour trouver du nouveau, on vous dit...